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– Tiens, dit le poëte en lui tendant la main, vous voilà! et il examina curieusement Rodolphe.

Voyant qu'il avait la mine allongée, il crut devoir prendre un ton condoléant.

– Allons, du courage, mon cher, je sais que cela est rude, mais enfin il aurait toujours fallu en venir là; vaut mieux que ce soit maintenant que plus tard; dans trois mois vous serez complétement guéri.

– Qu'est-ce que vous me chantez? dit Rodolphe, je ne suis pas malade, mon cher.

– Eh! mon Dieu, dit l'autre, ne faites point le vaillant, parbleu! Je sais l'histoire, et je ne la saurais pas que je la lirais sur votre figure.

– Prenez garde, vous me faites un quiproquo, dit Rodolphe. Je suis très-ennuyé ce soir, c'est vrai; mais quant au motif de cet ennui, vous n'avez pas absolument mis le doigt dessus.

– Bon, pourquoi vous défendre? Cela est tout naturel; on ne rompt pas comme cela tranquillement une liaison qui dure depuis près de deux ans.

– Ils me disent tous la même chose, fit Rodolphe impatienté. Eh bien, sur l'honneur, vous vous trompez, vous et les autres. Je suis profondément triste, et j'en ai l'air, c'est possible; mais voici pourquoi: c'est que j'attendais aujourd'hui mon tailleur qui devait m'apporter un habit neuf, et il n'est point venu; voilà, voilà pourquoi je suis ennuyé.

– Mauvais, mauvais, dit l'autre en riant.

– Point mauvais; bon, au contraire, très-bon, excellent même. Suivez mon raisonnement, et vous allez voir.

– Voyons, dit le poëte, je vous écoute; prouvez-moi un peu comment on peut raisonnablement avoir l'air si attristé, parce qu'un tailleur vous manque de parole. Allez, allez, je vous attends.

– Eh! dit Rodolphe, vous savez bien que les petites causes produisent les plus grands effets. Je devais, ce soir, faire une visite très-importante, et je ne la puis faire à cause que je n'ai pas mon habit. Y êtes-vous?

– Point. Il n'y a pas jusqu'ici motif suffisant à désolation. Vous êtes désolé… parce que… enfin. Vous êtes très-bête de faire des poses avec moi. Voilà mon opinion.

– Mon ami, dit Rodolphe, vous êtes bien obstiné; il y a toujours de quoi être désolé lorsqu'on manque un bonheur ou tout au moins un plaisir, parce que c'est presque toujours autant de perdu, et qu'on a souvent bien tort de dire, à propos de l'un ou de l'autre, je te rattraperai une autre fois. Je me résume; j'avais, ce soir, un rendez-vous avec une femme jeune; je devais la rencontrer dans une maison d'où je l'aurais peut-être ramenée chez moi, si ç'avait été plus court que d'aller chez elle, et même si ç'avait été le plus long. Dans cette maison il y avait une soirée, dans une soirée on ne va qu'en habit; je n'ai pas d'habit, mon tailleur devait m'en apporter un; il ne me l'apporte pas, je ne vais pas à la soirée, je ne rencontre pas la jeune femme, qui est peut-être rencontrée par un autre; je ne la ramène ni chez moi ni chez elle, où elle est peut-être ramenée par un autre. Donc, comme je vous disais, je manque un bonheur ou un plaisir; donc je suis désolé, donc j'en ai l'air, et c'est tout naturel.

– Soit, dit l'ami; donc un pied dehors d'un enfer, vous remettez l'autre pied dans un autre, vous; mais, mon bon ami, quand je vous ai trouvé là, dans la rue, vous m'aviez tout l'air de faire le pied de grue.

– Je le faisais aussi parfaitement.

– Mais, continua l'autre, nous sommes là dans le quartier où habite votre ancienne maîtresse; qu'est-ce qui me prouve que vous ne l'attendiez pas?

– Quoique séparé d'elle, des raisons particulières m'ont obligé à rester dans ce quartier; mais, bien que voisins, nous sommes aussi éloignés que si nous restions elle à un pôle et moi à l'autre. D'ailleurs, à l'heure qu'il est, mon ancienne maîtresse est au coin de son feu et prend des leçons de grammaire française avec M. le vicomte Paul, qui veut la ramener à la vertu par le chemin de l'orthographe. Dieu! Comme il va la gâter! Enfin, ça le regarde, maintenant qu'il est le rédacteur en chef de son bonheur. Vous voyez donc bien que vos réflexions sont absurdes, et qu'au lieu d'être sur la trace effacée de mon ancienne passion, je suis au contraire sur les traces de ma nouvelle, qui est déjà ma voisine un peu, et qui le deviendra davantage; car je consens à faire tout le chemin nécessaire, et, si elle veut faire le reste, nous ne serons pas longtemps à nous entendre.

– Vraiment! dit le poëte, vous êtes amoureux, déjà?

– Voilà comme je suis, répondit Rodolphe: mon cœur ressemble à ces logements qu'on met en location, sitôt qu'un locataire les quitte. Quand un amour s'en va de mon cœur, je mets écriteau pour appeler un autre amour. L'endroit d'ailleurs est habitable et parfaitement réparé.

– Et quelle est cette nouvelle idole? Où l'avez-vous connue, et quand?

– Voilà, dit Rodolphe, procédons par ordre. Quand Mimi a été partie, je me suis figuré que je ne serais plus jamais amoureux de ma vie, et je m'imaginai que mon cœur était mort de fatigue, d'épuisement, de tout ce que vous voudrez. Il avait tant battu, si longtemps, si vite, et trop vite, que la chose était croyable. Bref, je le crus mort, bien mort, très-mort, et je songeais à l'enterrer, comme M. Marlborough. À cette occasion, je donnai un petit dîner de funérailles où j'invitai quelques-uns de mes amis. Les convives devaient prendre une mine lamentable, et les bouteilles avaient un crêpe à leur goulot.

– Vous ne m'avez pas invité!

– Pardon, mais j'ignorais l'adresse du nuage où vous demeurez!

– Un des convives avait amené une femme, une jeune femme, délaissée aussi depuis peu par un amant. On lui conta mon histoire, ce fut un de mes amis, un garçon qui joue fort bien sur le violoncelle du sentiment. Il parla à cette jeune veuve des qualités de mon cœur, ce pauvre défunt que nous allions enterrer, et l'invita à boire à son repos éternel. Allons donc, dit-elle en élevant son verre, je bois à sa santé, au contraire; et elle me lança un coup d'œil, un coup d'œil à réveiller un mort, comme on dit, et c'était ou jamais l'occasion de dire ainsi, car elle n'avait pas achevé son toast que je sentis mon cœur chanter aussitôt l'O Filii de la résurrection. Qu'est-ce que vous auriez fait à ma place?

– Belle question!… comment se nomme-t-elle?

– Je l'ignore encore, je ne lui demanderai son nom qu'au moment où nous signerons notre contrat. Je sais bien que je ne suis pas dans les délais légaux au point de vue de certaines gens; mais voilà, je sollicite près de moi-même, et je m'accorde les dispenses. Ce que je sais, c'est que ma future m'apportera en dot la gaieté, qui est la santé de l'esprit, et la santé, qui est la gaieté du corps.

– Elle est jolie?

– Très-jolie, de couleur surtout; on dirait qu'elle se débarbouille le matin avec la palette de Watteau.

Elle est blonde, mon cher, et ses regards vainqueurs

Allument l'incendie aux quatre coins des cœurs.

Témoin le mien.

– Une blonde? vous m'étonnez.

– Oui, j'ai assez de l'ivoire et de l'ébène, je passe au blond; et Rodolphe se mit à chanter en gambadant:

Et nous chanterons à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l'adore, et qu'elle est blonde
Comme les blés.

– Pauvre Mimi, dit l'ami, sitôt oubliée!

Ce nom, jeté dans la gaieté de Rodolphe, donna subitement un autre tour à la conversation. Rodolphe prit son ami par le bras, et lui raconta longuement les causes de sa rupture avec Mademoiselle Mimi; les terreurs qui l'avaient assailli lorsqu'elle était partie; comment il s'était désolé parce qu'il avait pensé qu'avec elle elle emportait tout ce qui lui restait de jeunesse, de passion; et comment, deux jours après, il avait reconnu qu'il s'était trompé, en sentant les poudres de son cœur, inondées par tant de sanglots et de larmes, se réchauffer, s'allumer et faire explosion sous le premier regard de jeunesse et de passion que lui avait lancé la première femme qu'il avait rencontrée. Il lui raconta cet envahissement subit et impérieux que l'oubli avait fait en lui, sans même qu'il eût appelé au secours de sa douleur, et comment cette douleur était morte, ensevelie dans cet oubli.

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