Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le long des lacets de la route, entre les maisons basses, bariolées de couleurs vives. On fit sortir la calèche de la cour, mais le cocher n’osait prendre sur lui de ramener Madame et ces demoiselles sans encombre, si les grévistes tenaient le pavé. Et le pis était qu’il n’y avait pas d’autre chemin.
– Il faut pourtant que nous rentrions, le dîner nous attend, dit Mme Hennebeau, hors d’elle, exaspérée par la peur. Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour où j’ai du monde. Allez donc faire du bien à ça!
Lucie et Jeanne s’occupaient à retirer du foin Cécile, qui se débattait, croyant que ces sauvages défilaient sans cesse, et répétant qu’elle ne voulait pas voir. Enfin, toutes reprirent place dans la voiture. Négrel, remonté à cheval, eut alors l’idée de passer par les ruelles de Réquillart.
– Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est atroce. Si des groupes vous empêchent de revenir à la route, là-bas, vous vous arrêterez derrière la vieille fosse, et nous rentrerons à pied par la petite porte du jardin, tandis que vous remiserez la voiture et les chevaux n’importe où, sous le hangar d’une auberge.
Ils partirent. La bande, au loin, ruisselait dans Montsou. Depuis qu’ils avaient vu, à deux reprises, des gendarmes et des dragons, les habitants s’agitaient, affolés de panique. Il circulait des histoires abominables, on parlait d’affiches manuscrites, menaçant les bourgeois de leur crever le ventre; personne ne les avait lues, on n’en citait pas moins des phrases textuelles. Chez le notaire surtout, la terreur était à son comble, car il venait de recevoir par la poste une lettre anonyme, où on l’avertissait qu’un baril de poudre se trouvait enterré dans sa cave, prêt à le faire sauter, s’il ne se déclarait pas en faveur du peuple.
Justement, les Grégoire, attardés dans leur visite par l’arrivée de cette lettre, la discutaient, la devinaient l’œuvre d’un farceur, lorsque l’invasion de la bande acheva d’épouvanter la maison. Eux, souriaient. Ils regardaient, en écartant le coin d’un rideau, et se refusaient à admettre un danger quelconque, certains, disaient-ils, que tout finirait à l’amiable. Cinq heures sonnaient, ils avaient le temps d’attendre que le pavé fût libre pour aller, en face, dîner chez les Hennebeau, où Cécile, rentrée sûrement, devait les attendre. Mais, dans Montsou, personne ne semblait partager leur confiance: des gens éperdus couraient, les portes et les fenêtres se fermaient violemment. Ils aperçurent Maigrat, de l’autre côté de la route, qui barricadait son magasin, à grand renfort de barres de fer, si pâle et si tremblant, que sa petite femme chétive était forcée de serrer les écrous.
La bande avait fait halte devant l’hôtel du directeur, le cri retentissait:
– Du pain! du pain! du pain!
M. Hennebeau était debout à la fenêtre, lorsque Hippolyte entra fermer les volets, de peur que les vitres ne fussent cassées à coups de pierres. Il ferma de même tous ceux du rez-de-chaussée; puis, il passa au premier étage, on entendit les grincements des espagnolettes, les claquements des persiennes, un à un. Par malheur, on ne pouvait clore de même la baie de la cuisine, dans le sous-sol, une baie inquiétante où rougeoyaient les feux des casseroles et de la broche.
Machinalement, M. Hennebeau, qui voulait voir, remonta au second étage, dans la chambre de Paul: c’était la mieux placée, à gauche, car elle permettait d’enfiler la route, jusqu’aux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint derrière la persienne, dominant la foule. Mais cette chambre l’avait saisi de nouveau, la table de toilette épongée et en ordre, le lit froid, aux draps nets et bien tirés. Toute sa rage de l’après-midi, cette furieuse bataille au fond du grand silence de sa solitude, aboutissait maintenant à une immense fatigue. Son être était déjà comme cette chambre, refroidi, balayé des ordures du matin, rentré dans la correction d’usage. A quoi bon un scandale? est-ce que rien était changé chez lui? Sa femme avait simplement un amant de plus, cela aggravait à peine le fait, qu’elle l’eût choisi dans la famille; et peut-être même y avait-il avantage, car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se prenait en pitié, au souvenir de sa folie jalouse. Quel ridicule, d’avoir assommé ce lit à coups de poing! Puisqu’il avait toléré un autre homme, il tolérerait bien celui-là. Ce ne serait que l’affaire d’un peu de mépris encore. Une amertume affreuse lui empoisonnait la bouche, l’inutilité de tout, l’éternelle douleur de l’existence, la honte de lui-même, qui adorait et désirait toujours cette femme, dans la saleté où il l’abandonnait.
Sous la fenêtre, les hurlements éclatèrent avec un redoublement de violence.
– Du pain! du pain! du pain!
– Imbéciles! dit M. Hennebeau entre ses dents serrées.
Il les entendait l’injurier à propos de ses gros appointements, le traiter de fainéant et de ventru, de sale cochon qui se foutait des indigestions de bonnes choses, quand l’ouvrier crevait la faim. Les femmes avaient aperçu la cuisine, et c’était une tempête d’imprécations contre le faisan qui rôtissait, contre les sauces dont l’odeur grasse ravageait leurs estomacs vides. Ah! ces salauds de bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes, pour se faire péter les tripes.
– Du pain! du pain! du pain!
– Imbéciles! répéta M. Hennebeau, est-ce que je suis heureux?
Une colère le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau volontiers, de ses gros appointements, pour avoir, comme eux, le cuir dur, l’accouplement facile et sans regret. Que ne pouvait-il les asseoir à sa table, les empâter de son faisan, tandis qu’il s’en irait forniquer derrière les haies, culbuter des filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbutées avant lui! Il aurait tout donné, son éducation, son bien-être, son luxe, sa puissance de directeur, s’il avait pu être, une journée, le dernier des misérables qui lui obéissaient, libre de sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et prendre du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait aussi de crever la faim, d’avoir le ventre vide, l’estomac tordu de crampes ébranlant le cerveau d’un vertige: peut-être cela aurait-il tué l’éternelle douleur. Ah! vivre en brute, ne rien posséder à soi, battre les blés avec la herscheuse la plus laide, la plus sale, et être capable de s’en contenter!
– Du pain! du pain! du pain!
Alors, il se fâcha, il cria furieusement dans le vacarme:
– Du pain! est-ce que ça suffit, imbéciles?
Il mangeait, lui, et il n’en râlait pas moins de souffrance. Son ménage ravagé, sa vie entière endolorie lui remontaient à la gorge, en un hoquet de mort. Tout n’allait pas pour le mieux parce qu’on avait du pain. Quel était l’idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage de la richesse? Ces songe-creux de révolutionnaires pouvaient bien démolir la société et en rebâtir une autre, ils n’ajouteraient pas une joie à l’humanité, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant à chacun sa tartine. Même ils élargiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler jusqu’aux chiens de désespoir, lorsqu’ils les auraient sortis de la tranquille satisfaction des instincts, pour les hausser à la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien était de ne pas être, et, si l’on était, d’être l’arbre, d’être la pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne peut saigner sous le talon des passants.