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– Je vous en prie, monsieur, donnez l’ordre qu’on remonte vos ouvriers. Je ne réponds pas d’être maître de mes camarades. Vous pouvez éviter un malheur.

– Non, fichez-moi la paix! Est-ce que je vous connais? Vous n’êtes pas de mon exploitation, vous n’avez rien à débattre avec moi… Il n’y a que des brigands qui courent ainsi la campagne pour piller les maisons.

Des vociférations maintenant couvraient sa voix, les femmes surtout l’insultaient. Et lui, continuant à leur tenir tête, éprouvait un soulagement, dans cette franchise qui vidait son cœur d’autoritaire. Puisque c’était la ruine de toute façon, il trouvait lâches les platitudes inutiles. Mais leur nombre augmentait toujours, près de cinq cents déjà se ruaient vers la porte, et il allait se faire écharper, lorsque son maître porion le tira violemment en arrière.

– De grâce, Monsieur!… Ca va être un massacre. A quoi bon faire tuer des hommes pour rien?

Il se débattait, il protesta, dans un dernier cri, jeté à la foule.

– Tas de bandits, vous verrez ça, quand nous serons redevenus les plus forts!

On l’emmenait, une bousculade venait de jeter les premiers de la bande contre l’escalier, dont la rampe fut tordue. C’étaient les femmes qui poussaient, glapissantes, excitant les hommes. La porte céda, tout de suite, une porte sans serrure, fermée simplement au loquet. Mais l’escalier était trop étroit, la cohue, écrasée, n’aurait pu entrer de longtemps, si la queue des assiégeants n’avait pris le parti de passer par les autres ouvertures. Alors, il en déborda de tous côtés, de la baraque, du criblage, du bâtiment des chaudières. En moins de cinq minutes, la fosse entière leur appartint, ils en battaient les trois étages, au milieu d’une fureur de gestes et de cris, emportés dans l’élan de leur victoire sur ce patron qui résistait.

Maheu, effrayé, s’était élancé un des premiers, en disant à Etienne:

– Faut pas qu’ils le tuent!

Celui-ci courait déjà; puis, quand il eut compris que Deneulin s’était barricadé dans la chambre des porions, il répondit:

– Après? est-ce que ce serait de notre faute? Un enragé pareil!

Cependant, il était plein d’inquiétude, trop calme encore pour céder à ce coup de colère. Il souffrait aussi dans son orgueil de chef, en voyant la bande échapper à son autorité, s’enrager en dehors de la froide exécution des volontés du peuple, telle qu’il l’avait prévue. Vainement, il réclamait du sang-froid, il criait qu’on ne devait pas donner raison à leurs ennemis par des actes de destruction inutile.

– Aux chaudières! hurlait la Brûlé. Eteignons les feux!

Levaque, qui avait trouvé une lime, l’agitait comme un poignard, dominant le tumulte d’un cri terrible:

– Coupons les câbles! coupons les câbles!

Tous le répétèrent bientôt, seuls, Etienne et Maheu continuaient à protester, étourdis, parlant dans le tumulte, sans obtenir le silence. Enfin, le premier put dire:

– Mais il y a des hommes au fond, camarades!

Le vacarme redoubla, des voix partaient de toutes parts.

– Tant pis! fallait pas descendre!… C’est bien fait pour les traîtres!… Oui, oui, qu’ils y restent!… Et puis, ils ont les échelles!

Alors, quand cette idée des échelles les eut fait s’entêter davantage, Etienne comprit qu’il devait céder. Dans la crainte d’un plus grand désastre, il se précipita vers la machine, voulant au moins remonter les cages, pour que les câbles, sciés au-dessus du puits, ne pussent les broyer de leur poids énorme, en tombant sur elles. Le machineur avait disparu, ainsi que les quelques ouvriers du jour; et il s’empara de la barre de mise en train, il manœuvra, pendant que Levaque et deux autres grimpaient à la charpente de fonte, qui supportait les molettes. Les cages étaient à peine fixées sur les verrous qu’on entendit le bruit strident de la lime mordant l’acier. Il se fit un grand silence, ce bruit sembla emplir la fosse entière, tous levaient la tête, regardaient, écoutaient, saisis d’émotion. Au premier rang, Maheu se sentait gagner d’une joie farouche, comme si les dents de la lime les eussent délivrés du malheur, en mangeant le câble d’un de ces trous de misère, où l’on ne descendrait plus.

Mais la Brûlé avait disparu par l’escalier de la baraque, en hurlant toujours:

– Faut renverser les feux! aux chaudières! aux chaudières!

Des femmes la suivaient. La Maheude se hâta pour les empêcher de tout casser, de même que son homme avait voulu raisonner les camarades. Elle était la plus calme, on pouvait exiger son droit, sans faire du dégât chez le monde. Lorsqu’elle entra dans le bâtiment des chaudières, les femmes en chassaient déjà les deux chauffeurs, et la Brûlé, armée d’une grande pelle, accroupie devant un des foyers, le vidait violemment, jetait le charbon incandescent sur le carreau de briques, où il continuait à brûler avec une fumée noire. Il y avait dix foyers pour les cinq générateurs. Bientôt, les femmes s’y acharnèrent, la Levaque manœuvrant sa pelle des deux mains, la Mouquette se retroussant jusqu’aux cuisses afin de ne pas s’allumer, toutes sanglantes dans le reflet d’incendie, suantes et échevelées de cette cuisine de sabbat. Les tas de houille montaient, la chaleur ardente gerçait le plafond de la vaste salle.

– Assez donc! cria la Maheude. La cambuse flambe.

– Tant mieux! répondit la Brûlé. Ce sera de la besogne faite… Ah! nom de Dieu! je disais bien que je leur ferais payer la mort de mon homme!

A ce moment, on entendit la voix aiguë de Jeanlin.

– Attention! je vas éteindre, moi! je lâche tout!

Entré un des premiers, il avait gambillé au travers de la cohue, enchanté de cette bagarre, cherchant ce qu’il pourrait faire de mal; et l’idée lui était venue de tourner les robinets de décharge, pour lâcher la vapeur. Les jets partirent avec la violence de coups de feu, les cinq chaudières se vidèrent d’un souffle de tempête, sifflant dans un tel grondement de foudre, que les oreilles en saignaient. Tout avait disparu au milieu de la vapeur, le charbon pâlissait, les femmes n’étaient plus que des ombres aux gestes cassés. Seul, l’enfant apparaissait, monté sur la galerie, derrière les tourbillons de buée blanche, l’air ravi, la bouche fendue par la joie d’avoir déchaîné cet ouragan.

Cela dura près d’un quart d’heure. On avait lancé quelques seaux d’eau sur les tas, pour achever de les éteindre: toute menace d’incendie était écartée. Mais la colère de la foule ne tombait pas, fouettée au contraire. Des hommes descendaient avec des marteaux, les femmes elles-mêmes s’armaient de barres de fer; et l’on parlait de crever les générateurs, de briser les machines, de démolir la fosse.

Etienne, prévenu, se hâta d’accourir avec Maheu. Lui-même se grisait, emporté dans cette fièvre chaude de revanche. Il luttait pourtant, il les conjurait d’être calmes, maintenant que les câbles coupés, les feux éteints, les chaudières vidées rendaient le travail impossible. On ne l’écoutait toujours pas, il allait être débordé de nouveau, lorsque des huées s’élevèrent dehors, à une petite porte basse, où débouchait le goyot des échelles.

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