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Du fond au jour, il y avait cent deux échelles, d’environ sept mètres, posées chacune sur un étroit palier qui tenait la largeur du goyot, et dans lequel un trou carré permettait à peine le passage des épaules. C’était comme une cheminée plate, de sept cents mètres de hauteur, entre la paroi du puits et la cloison du compartiment d’extraction, un boyau humide, noir et sans fin, où les échelles se superposaient, presque droites, par étages réguliers. Il fallait vingt-cinq minutes à un homme solide pour gravir cette colonne géante. D’ailleurs, le goyot ne servait plus que dans les cas de catastrophe.

Catherine, d’abord, monta gaillardement. Ses pieds nus étaient faits à l’escaillage tranchant des voies et ne souffraient pas des échelons carrés, recouverts d’une tringle de fer, qui empêchait l’usure. Ses mains, durcies par le roulage, empoignaient sans fatigue les montants trop gros pour elles. Et même cela l’occupait, la sortait de son chagrin, cette montée imprévue, ce long serpent d’hommes se coulant, se hissant, trois par échelle, si bien que la tête déboucherait au jour, lorsque la queue traînerait encore sur le bougnou. On n’en était pas là, les premiers devaient se trouver à peine au tiers du puits. Personne ne parlait plus, seuls les pieds roulaient avec un bruit sourd; tandis que les lampes, pareilles à des étoiles voyageuses, s’espaçaient de bas en haut, en une ligne toujours grandissante.

Derrière elle, Catherine entendit un galibot compter les échelles. Cela lui donna l’idée de les compter aussi. On en avait déjà monté quinze, et l’on arrivait à un accrochage. Mais, au même instant, elle se heurta dans les jambes de Chaval. Il jura, en lui criant de faire attention. De proche en proche, toute la colonne s’arrêtait, s’immobilisait. Quoi donc? que se passait-il? et chacun retrouvait sa voix pour questionner et s’épouvanter. L’angoisse augmentait depuis le fond, l’inconnu de là-haut les étranglait davantage, à mesure qu’ils se rapprochaient du jour. Quelqu’un annonça qu’il fallait redescendre, que les échelles étaient cassées. C’était la préoccupation de tous, la peur de se trouver dans le vide. Une autre explication descendit de bouche en bouche, l’accident d’un haveur glissé d’un échelon. On ne savait au juste, des cris empêchaient d’entendre, est-ce qu’on allait coucher là? Enfin, sans qu’on fût mieux renseigné, la montée reprit, du même mouvement lent et pénible, au milieu du roulement des pieds et de la danse des lampes. Ce serait pour plus haut, bien sûr, les échelles cassées.

A la trente-deuxième échelle, comme on dépassait un troisième accrochage, Catherine sentit ses jambes et ses bras se raidir. D’abord, elle avait éprouvé à la peau des picotements légers. Maintenant, elle perdait la sensation du fer et du bois, sous les pieds et dans les mains. Une douleur vague, peu à peu cuisante, lui chauffait les muscles. Et, dans l’étourdissement qui l’envahissait, elle se rappelait les histoires du grand-père Bonnemort, du temps qu’il n’y avait pas de goyot et que des gamines de dix ans sortaient le charbon sur leurs épaules, le long des échelles plantées à nu; si bien que, lorsqu’une d’elles glissait, ou que simplement un morceau de houille déboulait d’un panier, trois ou quatre enfants dégringolaient du coup, la tête en bas. Les crampes de ses membres devenaient insupportables, jamais elle n’irait au bout.

De nouveaux arrêts lui permirent de respirer. Mais la terreur qui, chaque fois, soufflait d’en haut, achevait de l’étourdir. Au-dessus et au-dessous d’elle, les respirations s’embarrassaient, un vertige se dégageait de cette ascension interminable, dont la nausée la secouait avec les autres. Elle suffoquait, ivre de ténèbres, exaspérée de l’écrasement des parois contre sa chair. Et elle frissonnait aussi de l’humidité, le corps en sueur sous les grosses gouttes qui la trempaient. On approchait du niveau, la pluie battait si fort, qu’elle menaçait d’éteindre les lampes.

Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de réponse. Que fichait-elle là-dessous, est-ce qu’elle avait laissé tomber sa langue? Elle pouvait bien lui dire si elle tenait bon. On montait depuis une demi-heure; mais si lourdement, qu’il en était seulement à la cinquante-neuvième échelle. Encore quarante-trois. Catherine finit par bégayer qu’elle tenait bon tout de même. Il l’aurait traitée de couleuvre, si elle avait avoué sa lassitude. Le fer des échelons devait lui entamer les pieds, il lui semblait qu’on la sciait là, jusqu’à l’os. Après chaque brassée, elle s’attendait à voir ses mains lâcher les montants, pelées et roidies au point de ne pouvoir fermer les doigts; et elle croyait tomber en arrière, les épaules arrachées, les cuisses démanchées, dans leur continuel effort. C’était surtout du peu de pente des échelles qu’elle souffrait, de cette plantation presque droite, qui l’obligeait de se hisser à la force des poignets, le ventre collé contre le bois. L’essoufflement des haleines à présent couvrait le roulement des pas, un râle énorme, décuplé par la cloison du goyot, s’élevait du fond, expirait au jour. Il y eut un gémissement, des mots coururent, un galibot venait de s’ouvrir le crâne à l’arête d’un palier.

Et Catherine montait. On dépassa le niveau. La pluie avait cessé, un brouillard alourdissait l’air de cave, empoisonné d’une odeur de vieux fers et de bois humide. Machinalement, elle s’obstinait tout bas à compter: quatre-vingt une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois; encore dix-neuf. Ces chiffres, répétés, la soutenaient seuls de leur balancement rythmique. Elle n’avait plus conscience de ses mouvements. Quand elle levait les yeux, les lampes tournoyaient en spirale. Son sang coulait, elle se sentait mourir, le moindre souffle allait la précipiter. Le pis était que ceux d’en bas poussaient maintenant, et que la colonne entière se ruait, cédant à la colère croissante de sa fatigue, au besoin furieux de revoir le soleil. Des camarades, les premiers, étaient sortis; il n’y avait donc pas d’échelles cassées; mais l’idée qu’on pouvait en casser encore, pour empêcher les derniers de sortir, lorsque d’autres respiraient déjà là-haut, achevait de les rendre fous. Et, comme un nouvel arrêt se produisait, des jurons éclatèrent, tous continuèrent à monter, se bousculant, passant sur les corps, à qui arriverait quand même.

Alors, Catherine tomba. Elle avait crié le nom de Chaval, dans un appel désespéré. Il n’entendit pas, il se battait, il enfonçait les côtes d’un camarade, à coups de talon, pour être avant lui. Elle fut roulée, piétinée. Dans son évanouissement, elle rêvait: il lui semblait qu’elle était une des petites herscheuses de jadis, et qu’un morceau de charbon, glissé d’un panier, au-dessus d’elle, venait de la jeter en bas du puits, ainsi qu’un moineau atteint d’un caillou. Cinq échelles seulement restaient à gravir, on avait mis près d’une heure. Jamais elle ne sut comment elle était arrivée au jour, portée par des épaules, maintenue par l’étranglement du goyot. Brusquement, elle se trouva dans un éblouissement de soleil, au milieu d’une foule hurlante qui la huait.

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