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Tous se taisaient maintenant, gênés, s’écartant de lui; et ce fut Chaval qui finit par dire:

– Voilà, monsieur Deneulin, nous ne pouvons continuer à travailler, il nous faut cinq centimes de plus par berline.

Il parut surpris.

– Comment! cinq centimes! A propos de quoi cette demande? Moi, je ne me plains pas de vos boisages, je ne veux pas vous imposer un nouveau tarif, comme la Régie de Montsou.

– C’est possible, mais les camarades de Montsou sont tout de même dans le vrai. Ils repoussent le tarif et ils exigent une augmentation de cinq centimes, parce qu’il n’y a pas moyen de travailler proprement, avec les marchandages actuels… Nous voulons cinq centimes de plus, n’est-ce pas, vous autres?

Des voix approuvèrent, le bruit reprenait, au milieu de gestes violents. Peu à peu, tous se rapprochaient en un cercle étroit.

Une flamme alluma les yeux de Deneulin, tandis que sa poigne d’homme amoureux des gouvernements forts se serrait, de peur de céder à la tentation d’en saisir un par la peau du cou. Il préféra discuter, parler raison.

– Vous voulez cinq centimes, et j’accorde que la besogne les vaut. Seulement, je ne puis pas vous les donner. Si je vous les donnais, je serais simplement fichu… Comprenez donc qu’il faut que je vive, moi d’abord, pour que vous viviez. Et je suis à bout, la moindre augmentation du prix de revient me ferait faire la culbute… Il y a deux ans, rappelez-vous, lors de la dernière grève, j’ai cédé, je le pouvais encore. Mais cette hausse du salaire n’en a pas moins été ruineuse, car voici deux années que je me débats… Aujourd’hui, j’aimerais mieux lâcher la boutique tout de suite, que de ne savoir, le mois prochain, où prendre de l’argent pour vous payer.

Chaval avait un mauvais rire, en face de ce maître qui leur contait si franchement ses affaires. Les autres baissaient le nez, têtus, incrédules, refusant de s’entrer dans le crâne qu’un chef ne gagnât pas des millions sur ses ouvriers.

Alors, Deneulin insista. Il expliquait sa lutte contre Montsou toujours aux aguets, prêt à le dévorer, s’il avait un soir la maladresse de se casser les reins. C’était une concurrence sauvage, qui le forçait aux économies, d’autant plus que la grande profondeur de Jean-Bart augmentait chez lui le prix de l’extraction, condition défavorable à peine compensée par la forte épaisseur des couches de houille. Jamais il n’aurait haussé les salaires, à la suite de la dernière grève, sans la nécessité où il s’était trouvé d’imiter Montsou, de peur de voir ses hommes le lâcher. Et il les menaçait du lendemain, quel beau résultat pour eux, s’ils l’obligeaient à vendre, de passer sous le joug terrible de la Régie! Lui, ne trônait pas au loin, dans un tabernacle ignoré; il n’était pas un de ces actionnaires qui paient des gérants pour tondre le mineur, et que celui-là n’a jamais vus; il était un patron, il risquait autre chose que son argent, il risquait son intelligence, sa santé, sa vie. L’arrêt du travail allait être la mort, tout bonnement, car il n’avait pas de stock, et il fallait pourtant qu’il expédiât les commandes. D’autre part, le capital de son outillage ne pouvait dormir. Comment tiendrait-il ses engagements? qui paierait le taux des sommes que lui avaient confiées ses amis? Ce serait la faillite.

– Et voilà, mes braves! dit-il en terminant. Je voudrais vous convaincre… On ne demande pas à un homme de s’égorger lui-même, n’est-ce pas? et que je vous donne vos cinq centimes ou que je vous laisse vous mettre en grève, c’est comme si je me coupais le cou.

Il se tut. Des grognements coururent. Une partie des mineurs semblait hésiter. Plusieurs retournèrent près du puits.

– Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre… Quels sont ceux qui veulent travailler?

Catherine s’était avancée une des premières. Mais Chaval, furieux, la repoussa, en criant:

– Nous sommes tous d’accord, il n’y a que les jean-foutre qui lâchent les camarades!

Dès lors, la conciliation parut impossible. Les cris recommençaient, des bousculades chassaient les hommes du puits, au risque de les écraser contre les murs. Un instant, le directeur, désespéré, essaya de lutter seul, de réduire violemment cette foule; mais c’était une folie inutile, il dut se retirer. Et il resta quelques minutes, au fond du bureau du receveur, essoufflé sur une chaise, si éperdu de son impuissance, que pas une idée ne lui venait. Enfin, il se calma, il dit à un surveillant d’aller lui chercher Chaval; puis, quand ce dernier eut consenti à l’entretien, il congédia le monde du geste.

– Laissez-nous.

L’idée de Deneulin était de voir ce que ce gaillard avait dans le ventre. Dès les premiers mots, il le sentit vaniteux, dévoré de passion jalouse. Alors, il le prit par la flatterie, affecta de s’étonner qu’un ouvrier de son mérite compromît de la sorte son avenir. A l’entendre, il avait depuis longtemps jeté les yeux sur lui pour un avancement rapide; et il termina en offrant carrément de le nommer porion, plus tard. Chaval l’écoutait, silencieux, les poings d’abord serrés, puis peu à peu détendus. Tout un travail s’opérait au fond de son crâne: s’il s’entêtait dans la grève, il n’y serait jamais que le lieutenant d’Etienne, tandis qu’une autre ambition s’ouvrait, celle de passer parmi les chefs. Une chaleur d’orgueil lui montait à la face et le grisait. Du reste, la bande de grévistes, qu’il attendait depuis le matin, ne viendrait plus à cette heure; quelque obstacle avait dû l’arrêter, des gendarmes peut-être: il n’était que temps de se soumettre. Mais il n’en refusait pas moins de la tête, il faisait l’homme incorruptible, à grandes tapes indignées sur son cœur. Enfin, sans parler au patron du rendez-vous donné par lui à ceux de Montsou, il promit de calmer les camarades et de les décider à descendre.

Deneulin resta caché, les porions eux-mêmes se tinrent à l’écart. Pendant une heure, ils entendirent Chaval pérorer, discuter, debout sur une berline de la recette. Une partie des ouvriers le huaient, cent vingt s’en allèrent, exaspérés, s’obstinant dans la résolution qu’il leur avait fait prendre. Il était déjà plus de sept heures, le jour se levait, très clair, un jour gai de grande gelée. Et, tout d’un coup, le branle de la fosse recommença, la besogne arrêtée continuait. Ce fut d’abord la machine dont la bielle plongea, déroulant et enroulant les câbles des bobines. Puis, au milieu du vacarme des signaux, la descente se fit, les cages s’emplissaient, s’engouffraient, remontaient, le puits avalait sa ration de galibots, de herscheuses et de haveurs; tandis que, sur les dalles de fonte, les moulineurs poussaient les berlines, dans un roulement de tonnerre.

– Nom de Dieu! qu’est-ce que tu fous là? cria Chaval à Catherine qui attendait son tour. Veux-tu bien descendre et ne pas flâner!

A neuf heures, lorsque Mme Hennebeau arriva dans sa voiture, avec Cécile, elle trouva Lucie et Jeanne toutes prêtes, très élégantes malgré leurs toilettes vingt fois refaites. Mais Deneulin s’étonna, en apercevant Négrel qui accompagnait la calèche à cheval. Quoi donc, les hommes en étaient? Alors, Mme Hennebeau expliqua de son air maternel qu’on l’avait effrayée, que les chemins étaient pleins de mauvaises figures, disait-on, et qu’elle préférait emmener un défenseur. Négrel riait, les rassurait: rien d’inquiétant, des menaces de braillards comme toujours, mais pas un qui oserait jeter une pierre dans une vitre. Encore joyeux de son succès, Deneulin raconta la révolte réprimée de Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien tranquille. Et, sur la route de Vandame, pendant que ces demoiselles montaient en voiture, tous s’égayaient de cette journée superbe, sans deviner au loin, dans la campagne, le long frémissement qui s’enflait, le peuple en marche dont ils auraient entendu le galop, s’ils avaient collé l’oreille contre la terre.

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