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– Tu me laisseras parler! cria-t-il à Etienne.

Celui-ci sauta du tronc d’arbre.

– Parle, nous verrons s’ils t’écoutent.

Déjà Rasseneur l’avait remplacé et réclamait du geste le silence. Le bruit ne se calmait pas, son nom circulait, des premiers rangs qui l’avaient reconnu, aux derniers perdus sous les hêtres; et l’on refusait de l’entendre, c’était une idole renversée, dont la vue seule fâchait ses anciens fidèles. Son élocution facile, sa parole coulante et bonne enfant, qui avait si longtemps charmé, était traitée à cette heure de tisane tiède, faite pour endormir les lâches. Vainement, il parla dans le bruit, il voulut reprendre le discours d’apaisement qu’il promenait, l’impossibilité de changer le monde à coups de lois, la nécessité de laisser à l’évolution sociale le temps de s’accomplir: on le plaisantait, on le chutait, sa défaite du Bon-Joyeux s’aggravait encore et devenait irrémédiable. On finit par lui jeter des poignées de mousse gelée, une femme cria d’une voix aiguë:

– A bas le traître!

Il expliquait que la mine ne pouvait être la propriété du mineur, comme le métier est celle du tisserand, et il disait préférer la participation aux bénéfices, l’ouvrier intéressé, devenu l’enfant de la maison.

– bas le traître! répétèrent mille voix, tandis que des pierres commençaient à siffler.

Alors, il pâlit, un désespoir lui emplit les yeux de larmes. C’était l’écroulement de son existence, vingt années de camaraderie ambitieuse qui s’effondraient sous l’ingratitude de la foule. Il descendit du tronc d’arbre, frappé au cœur, sans force pour continuer.

– Ca te fait rire, bégaya-t-il en s’adressant à Etienne triomphant. C’est bon, je souhaite que ça t’arrive… Ca t’arrivera, entends-tu!

Et, comme pour rejeter toute responsabilité dans les malheurs qu’il prévoyait, il fit un grand geste, il s’éloigna seul, à travers la campagne muette et blanche.

Des huées s’élevaient, et l’on fut surpris d’apercevoir, debout sur le tronc, le père Bonnemort en train de parler au milieu du vacarme. Jusque-là, Mouque et lui s’étaient tenus absorbés, dans cet air qu’ils avaient de toujours réfléchir à des choses anciennes. Sans doute il cédait à une de ces crises soudaines de bavardage, qui, parfois, remuaient en lui le passé, si violemment, que des souvenirs remontaient et coulaient de ses lèvres, pendant des heures. Un grand silence s’était fait, on écoutait ce vieillard, d’une pâleur de spectre sous la lune; et, comme il racontait des choses sans liens immédiats avec la discussion, de longues histoires que personne ne pouvait comprendre, le saisissement augmenta. C’était de sa jeunesse qu’il causait, il disait la mort de ses deux oncles écrasés au Voreux, puis il passait à la fluxion de poitrine qui avait emporté sa femme. Pourtant, il ne lâchait pas son idée: ça n’avait jamais bien marché, et ça ne marcherait jamais bien. Ainsi, dans la forêt, ils s’étaient réunis cinq cents, parce que le roi ne voulait pas diminuer les heures de travail; mais il resta court, il commença le récit d’une autre grève: il en avait tant vu! Toutes aboutissaient sous ces arbres, ici au Plan-des-Dames, là-bas à la Charbonnerie, plus loin encore vers le Saut-du-Loup. Des fois il gelait, des fois il faisait chaud. Un soir, il avait plu si fort, qu’on était rentré sans avoir rien pu se dire. Et les soldats du roi arrivaient, et ça finissait par des coups de fusil.

– Nous levions la main comme ça, nous jurions de ne pas redescendre… Ah! j’ai juré, oui! j’ai juré!

La foule écoutait, béante, prise d’un malaise, lorsque Etienne, qui suivait la scène, sauta sur l’arbre abattu et garda le vieillard à son côté. Il venait de reconnaître Chaval parmi les amis, au premier rang. L’idée que Catherine devait être là l’avait soulevé d’une nouvelle flamme, d’un besoin de se faire acclamer devant elle.

– Camarades, vous avez entendu, voilà un de nos anciens, voilà ce qu’il a souffert et ce que nos enfants souffriront, si nous n’en finissons pas avec les voleurs et les bourreaux.

Il fut terrible, jamais il n’avait parlé si violemment. D’un bras, il maintenait le vieux Bonnemort, il l’étalait comme un drapeau de misère et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine, mangée par la Compagnie, plus affamée après cent ans de travail; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie, qui suaient l’argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de leur corps. N’était-ce pas effroyable? un peuple d’hommes crevant au fond de père en fils, pour qu’on paie des pots-de-vin à des ministres, pour que des générations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou s’engraissent au coin de leur feu! Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants: l’anémie, les scrofules, la bronchite noire, l’asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misérables, on les jetait en pâture aux machines, on les parquait ainsi que du bétail dans les corons, les grandes Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant l’esclavage, menaçant d’enrégimenter tous les travailleurs d’une nation, des minions de bras, pour la fortune d’un millier de paresseux. Mais le mineur n’était plus l’ignorant, la brute écrasée dans les entrailles du sol. Une armée poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait éclater la terre, un jour de grand soleil. Et l’on saurait alors si, après quarante années de service, on oserait offrir cent cinquante francs de pension à un vieillard de soixante ans, crachant de la houille, les jambes enflées par l’eau des tailles. Oui! le travail demanderait des comptes au capital, à ce dieu impersonnel, inconnu de l’ouvrier, accroupi quelque part, dans le mystère de son tabernacle, d’où il suçait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient! On irait là-bas, on finirait bien par lui voir la face aux clartés des incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorgée de chair humaine!

Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide, désignait l’ennemi, là-bas, il ne savait où, d’un bout à l’autre de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou l’entendirent et regardèrent du côté de Vandame, pris d’inquiétude à l’idée de quelque éboulement formidable. Des oiseaux de nuit s’élevaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair.

Lui, tout de suite, voulut conclure:

– Camarades, quelle est votre décision?… Votez-vous la continuation de la grève?

– Oui! oui! hurlèrent les voix.

– Et quelles mesures arrêtez-vous?… Notre défaite est certaine, si des lâches descendent demain.

Les voix reprirent, avec leur souffle de tempête:

– Mort aux lâches!

– Vous décidez donc de les rappeler au devoir, à la foi jurée… Voici ce que nous pourrions faire; nous présenter aux fosses, ramener les traîtres par notre présence, montrer à la Compagnie que nous sommes tous d’accord et que nous mourrons plutôt que de céder.

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