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Et, la route enfin étant libre, il lança Bébert.

– Hardi! tire sur la queue!… Et méfie-toi, la vieille a son balai. Heureusement, la nuit se faisait noire. Bébert, d’un bond, s’était pendu à la morue, dont la ficelle cassa. Il prit sa course, en l’agitant comme un cerf-volant, suivi par les deux autres, galopant tous les trois. L’épicière, étonnée, sortit de sa boutique, sans comprendre, sans pouvoir distinguer ce troupeau qui se perdait dans les ténèbres.

Ces vauriens finissaient par être la terreur du pays. Ils l’avaient envahi peu à peu, ainsi qu’une horde sauvage. D’abord, ils s’étaient contentés du carreau du Voreux, se culbutant dans le stock de charbon, d’où ils sortaient pareils à des nègres, faisant des parties de cache-cache parmi la provision des bois, au travers de laquelle ils se perdaient, comme au fond d’une forêt vierge. Puis, ils avaient pris d’assaut le terri, ils en descendaient sur leur derrière les parties nues, bouillantes encore des incendies intérieurs, ils se glissaient parmi les ronces des parties anciennes, cachés la journée entière, occupés à des petits jeux tranquilles de souris polissonnes. Et ils élargissaient toujours leurs conquêtes, allaient se battre au sang dans les tas de briques, couraient les prés en mangeant sans pain toutes sortes d’herbes laiteuses, fouillaient les berges du canal pour prendre des poissons de vase qu’ils avalaient crus, et poussaient plus loin, et voyageaient à des kilomètres, jusqu’aux futaies de Vandaine, sous lesquelles ils se gorgeaient de fraises au printemps, de noisettes et de myrtilles en été. Bientôt l’immense plaine leur avait appartenu.

Mais ce qui les lançait ainsi, de Montsou à Marchiennes, sans cesse par les chemins, avec des yeux de jeunes loups, c’était un besoin croissant de maraude. Jeanlin restait le capitaine de ces expéditions, jetant la troupe sur toutes les proies, ravageant les champs d’oignons, pillant les vergers, attaquant les étalages. Dans le pays, on accusait les mineurs en grève, on parlait d’une vaste bande organisée. Un jour même, il avait forcé Lydie à voler sa mère, il s’était fait apporter par elle deux douzaines de sucres d’orge que la Pierronne tenait dans un bocal, sur une des planches de sa fenêtre; et la petite, rouée de coups, ne l’avait pas trahi, tellement elle tremblait devant son autorité. Le pis était qu’il se taillait la part du lion. Bébert, également, devait lui remettre le butin, heureux si le capitaine ne le giflait pas, pour garder tout.

Depuis quelque temps, Jeanlin abusait. Il battait Lydie comme on bat une femme légitime, et il profitait de la crédulité de Bébert pour l’engager dans des aventures désagréables, très amusé de faire tourner en bourrique ce gros garçon, plus fort que lui, qui l’aurait assommé d’un coup de poing. Il les méprisait tous les deux, les traitait en esclaves, leur racontait qu’il avait pour maîtresse une princesse, devant laquelle ils étaient indignes de se montrer. Et, en effet, il y avait huit jours qu’il disparaissait brusquement, au bout d’une rue, au tournant d’un sentier, n’importe où il se trouvait, après leur avoir ordonné, l’air terrible, de rentrer au coron. D’abord, il empochait le butin.

Ce fut d’ailleurs ce qui arriva, ce soir-là.

– Donne, dit-il en arrachant la morue des mains de son camarade, lorsqu’ils s’arrêtèrent tous trois, à un coude de la route, près de Réquillart.

Bébert protesta.

– J’en veux, tu sais. C’est moi qui l’ai prise.

– Hein, quoi? cria-t-il. T’en auras, si je t’en donne, et pas ce soir, bien sûr: demain, s’il en reste.

Il bourra Lydie, il les planta l’un et l’autre sur la même ligne, comme des soldats au port d’armes. Puis, passant derrière eux:

– Maintenant, vous allez rester là cinq minutes, sans vous retourner… Nom de Dieu! si vous vous retournez, il y aura des bêtes qui vous mangeront… Et vous rentrerez ensuite tout droit, et si Bébert touche à Lydie en chemin, je le saurai, je vous ficherai des claques.

Alors, il s’évanouit au fond de l’ombre, avec une telle légèreté, qu’on n’entendit même pas le bruit de ses pieds nus. Les deux enfants demeurèrent immobiles durant les cinq minutes, sans regarder en arrière, par crainte de recevoir une gifle de l’invisible. Lentement, une grande affection était née entre eux, dans leur commune terreur. Lui, toujours, songeait à la prendre, à la serrer très fort entre ses bras, comme il voyait faire aux autres; et elle aussi aurait bien voulu, car ça l’aurait changée, d’être ainsi caressée gentiment. Mais ni lui ni elle ne se serait permis de désobéir. Quand ils s’en allèrent, bien que la nuit fût très noire, ils ne s’embrassèrent même pas, ils marchèrent côte à côte, attendris et désespérés, certains que, s’ils se touchaient, le capitaine par-derrière leur allongerait des claques.

Etienne, à la même heure, était entré à Réquillart. La veille, Mouquette l’avait supplié de revenir, et il revenait, honteux, pris d’un goût qu’il refusait de s’avouer, pour cette fille qui l’adorait comme un Jésus. C’était, d’ailleurs, dans l’intention de rompre. Il la verrait, il lui expliquerait qu’elle ne devait plus le poursuivre, à cause des camarades. On n’était guère à la joie, ça manquait d’honnêteté, de se payer ainsi des douceurs, quand le monde crevait de faim. Et, ne l’ayant pas trouvée chez elle, il s’était décidé à l’attendre, il guettait les ombres au passage.

Sous le beffroi en ruine, l’ancien puits s’ouvrait, à demi obstrué. Une poutre toute droite, où tenait un morceau de toiture, avait un profil de potence, au-dessus du trou noir; et, dans le muraillement éclaté des margelles, deux arbres poussaient, un sorbier et un platane, qui semblaient grandir du fond de la terre. C’était un coin de sauvage abandon, l’entrée herbue et chevelue d’un gouffre, embarrassée de vieux bois, plantée de prunelliers et d’aubépines, que les fauvettes peuplaient de leurs nids, au printemps. Voulant éviter de gros frais d’entretien, la Compagnie, depuis dix ans, se proposait de combler cette fosse morte; mais elle attendait d’avoir installé au Voreux un ventilateur, car le foyer d’aérage des deux puits, qui communiquaient, se trouvait placé au pied de Réquillart, dont l’ancien goyot d’épuisement servait de cheminée. On s’était contenté de consolider le cuvelage du niveau par des étais placés en travers, barrant l’extraction, et on avait délaissé les galeries supérieures, pour ne surveiller que la galerie du fond, dans laquelle flambait le fourneau d’enfer, l’énorme brasier de houille, au tirage si puissant, que l’appel d’air faisait souffler le vent en tempête, d’un bout à l’autre de la fosse voisine. Par prudence, afin qu’on pût monter et descendre encore, l’ordre était donné d’entretenir le goyot des échelles; seulement, personne ne s’en occupait, les échelles se pourrissaient d’humidité, des paliers s’étaient effondrés déjà. En haut, une grande ronce bouchait l’entrée du goyot; et comme la première échelle avait perdu des échelons, il fallait, pour l’atteindre, se pendre à une racine du sorbier, puis se laisser tomber au petit bonheur, dans le noir.

Etienne patientait, caché derrière un buisson, lorsqu’il entendit, parmi les branches, un long frôlement. Il crut à la fuite effrayée d’une couleuvre. Mais la brusque lueur d’une allumette l’étonna, et il demeura stupéfait, en reconnaissant Jeanlin qui allumait une chandelle et qui s’abîmait dans la terre. Une curiosité si vive le saisit, qu’il s’approcha du trou: l’enfant avait disparu, une lueur faible venait du deuxième palier. Il hésita un instant, puis se laissa rouler, en se tenant aux racines, pensa faire le saut des cinq cent vingt-quatre mètres que mesurait la fosse, finit pourtant par sentir un échelon. Et il descendit doucement. Jeanlin n’avait rien dû entendre, Etienne voyait toujours, sous lui, la lumière s’enfoncer, tandis que l’ombre du petit, colossale et inquiétante, dansait, avec le déhanchement de ses jambes infirmes. Il gambillait, d’une adresse de singe à se rattraper des mains, des pieds, du menton, quand des échelons manquaient. Les échelles, de sept mètres, se succédaient, les unes solides encore, les autres branlantes, craquantes, près de se rompre; les paliers étroits défilaient, verdis, pourris tellement, qu’on marchait comme dans la mousse; et, à mesure qu’on descendait, la chaleur était suffocante, une chaleur de four, qui venait du goyot de tirage, heureusement peu actif depuis la grève, car en temps de travail, lorsque le foyer mangeait ses cinq mille kilogrammes de houille par jour, on n’aurait pu se risquer là, sans se rôtir le poil.

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