On forma vivement le cortège. Bébert avait ramené Bataille, qu’on attela aux deux berlines: dans la première, gisait le cadavre de Chicot, maintenu par Etienne; dans la seconde, Maheu s’était assis, portant sur les genoux Jeanlin sans connaissance, couvert d’un lambeau de laine, arraché à une porte d’aérage. Et l’on partit, au pas. Sur chaque berline, une lampe mettait une étoffe rouge. Puis, derrière, suivait la qu’elle des mineurs, une cinquantaine d’ombres à la file. Maintenant, la fatigue les écrasait, ils traînaient les pieds, glissaient dans la boue, avec le deuil morne d’un troupeau frappé d’épidémie. Il fallut près d’une demi-heure pour arriver à l’accrochage. Ce convoi sous la terre, au milieu des épaisses ténèbres, n’en finissait plus, le long des galeries qui bifurquaient, tournaient, se déroulaient.
A l’accrochage, Richomme, venu en avant, avait donné l’ordre qu’une cage vide fût réservée. Pierron emballa tout de suite les deux berlines. Dans l’une, Maheu resta avec son petit blessé sur les genoux, pendant que, dans l’autre, Etienne devait garder, entre ses bras, le cadavre de Chicot, pour qu’il pût tenir. Lorsque les ouvriers se furent entassés aux autres étages, la cage monta. On mit deux minutes. La pluie du cuvelage tombait très froide, les hommes regardaient en l’air, impatients de revoir le jour.
Heureusement, un galibot, envoyé chez le docteur Vanderhaghen, l’avait trouvé et le ramenait. Jeanlin et le mort furent portés dans la chambre des porions, où, d’un bout de l’année à l’autre, brûlait un grand feu. On rangea les seaux d’eau chaude, tout prêts pour le lavage des pieds; et, après avoir étalé deux matelas sur les dalles, on y coucha l’homme et l’enfant. Seuls, Maheu et Etienne entrèrent. Dehors, des herscheuses, des mineurs, des galopins accourus faisaient un groupe, causaient à voix basse.
Dès que le médecin eut donné un coup d’œil à Chicot, il murmura:
– Fichu!… Vous pouvez le laver.
Deux surveillants déshabillèrent, puis lavèrent à l’éponge ce cadavre noir de charbon, sale encore de la sueur du travail.
– La tête n’a rien, avait repris le docteur, agenouillé sur le matelas de Jeanlin. La poitrine non plus… Ah! ce sont les jambes qui ont étrenné.
Lui-même déshabillait l’enfant, dénouait le béguin, ôtait la veste, tirait les culottes et la chemise, avec une adresse de nourrice. Et le pauvre petit corps apparut d’une maigreur d’insecte, souillé de poussière noire, de terre jaune, que marbraient des taches sanglantes. On ne distinguait rien, on dut le laver aussi. Alors, il sembla maigrir encore sous l’éponge, la chair si blême, si transparente, qu’on voyait les os. C’était une pitié, cette dégénérescence dernière d’une race de misérables, ce rien du tout souffrant, à demi broyé par l’écrasement des roches. Quand il fut propre, on aperçut les meurtrissures des cuisses, deux taches rouges sur la peau blanche.
Jeanlin, tiré de son évanouissement, eut une plainte. Debout au pied du matelas, les mains ballantes, Maheu le regardait; et de grosses larmes roulèrent de ses yeux.
– Hein? c’est toi qui es le père? dit le docteur en levant la tête. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu’il n’est pas mort… Aide-moi plutôt.
Il constata deux ruptures simples. Mais la jambe droite lui donnait des inquiétudes: sans doute il faudrait la couper.
A ce moment, l’ingénieur Négrel et Dansaert, prévenus enfin, arrivèrent avec Richomme. Le premier écoutait le récit du porion, d’un air exaspéré. Il éclata: toujours ces maudits boisages! n’avait-il pas répété cent fois qu’on y laisserait des hommes! et ces brutes-là qui parlaient de se mettre en grève, si on les forçait à boiser plus solidement! Le pis était que la Compagnie, maintenant, paierait les pots cassés. M. Hennebeau allait être content!
– Qui est-ce? demanda-t-il à Dansaert, silencieux devant le cadavre, qu’on était en train d’envelopper dans un drap.
– Chicot, un de nos bons ouvriers, répondit le maître porion. Il a trois enfants… Pauvre bougre!
Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immédiat de Jeanlin chez ses parents. Six heures sonnaient, le crépuscule tombait déjà, on ferait bien de transporter aussi le cadavre; et l’ingénieur donna des ordres pour qu’on attelât le fourgon et qu’on apportât un brancard. L’enfant blessé fut mis sur le brancard, pendant qu’on emballait dans le fourgon le matelas et le mort.
A la porte, des herscheuses stationnaient toujours, causant avec des mineurs qui s’attardaient, pour voir. Lorsque la chambre des porions se rouvrit, un silence régna dans le groupe. Et il se forma un nouveau cortège, le fourgon devant, le brancard derrière, puis la qu’elle du monde. On quitta le carreau de la mine, on monta lentement la route en pente du coron. Les premiers froids de novembre avaient dénudé l’immense plaine, une nuit lente l’ensevelissait, comme un linceul tombé du ciel livide.
Etienne, alors, conseilla tout bas à Maheu d’envoyer Catherine prévenir la Maheude, pour amortir le coup. Le père, qui suivait le brancard, l’air assommé, consentit d’un signe; et la jeune fille partit en courant, car on arrivait. Mais déjà le fourgon, cette boîte sombre bien connue, était signalé. Des femmes sortaient follement sur les trottoirs, trois ou quatre galopaient d’angoisse, sans bonnet. Bientôt, elles furent trente, puis cinquante, toutes étranglées de la même terreur. Il y avait donc un mort? qui était-ce? L’histoire racontée par Levaque, après les avoir rassurées toutes, les jetait maintenant à une exagération de cauchemar: ce n’était plus un homme, c’étaient dix qui avaient péri, et que le fourgon allait ramener ainsi, un à un.
Catherine avait trouvé sa mère agitée d’une pressentiment; et, dès les premiers mots balbutiés, celle-ci cria:
– Le père est mort!
Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin. Sans entendre, la Maheude s’était élancée. Et, en voyant le fourgon qui débouchait devant l’église, elle avait défailli, toute pâle. Sur les portes, des femmes, muettes de saisissement, allongeaient le cou, tandis que d’autres suivaient, tremblantes à l’idée de savoir devant quelle maison s’arrêterait le cortège.
La voiture passa; et, derrière, la Maheude aperçut Maheu qui accompagnait le brancard. Alors, quand on eut posé ce brancard à sa porte, quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses jambes cassées, il y eut en elle une si brusque réaction, qu’elle étouffa de colère, bégayant sans larmes:
– C’est tout ça! On nous estropie les petits, maintenant!… Les deux jambes, mon Dieu! Qu’est-ce qu’on veut que j’en fasse?
– Tais-toi donc! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait suivi pour panser Jeanlin. Aimerais-tu mieux qu’il fût resté là-bas?
Mais la Maheude s’emportait davantage, au milieu des larmes d’Alzire, de Lénore et d’Henri. Tout en aidant à monter le blessé et en donnant au docteur ce dont il avait besoin, elle injuriait le sort, elle demandait où l’on voulait qu’elle trouvât de l’argent pour nourrir des infirmes. Le vieux ne suffisait donc pas, voilà que le gamin, lui aussi, perdait les pieds! Et elle ne cessait point, pendant que d’autres cris, des lamentations déchirantes, sortaient d’une maison voisine: c’étaient la femme et les enfants de Chicot qui pleuraient sur le corps. Il faisait nuit noire, les mineurs exténués mangeaient enfin leur soupe, dans le coron tombé à un morne silence, traversé seulement de ces grands cris.