– On ne peut pas bien faire le premier jour, dit Maheu pour mettre la paix. Demain, il fera mieux.
Tous n’en restaient pas moins aigris, agités d’un besoin de querelle. Comme ils passaient à la lampisterie rendre leurs lampes, Levaque s’empoigna avec le lampiste, qu’il accusait de mal nettoyer la sienne. Ils ne se détendirent un peu que dans la baraque, où le feu brûlait toujours. Même on avait dû trop le charger, car le poêle était rouge, la vaste pièce sans fenêtre semblait en flammes, tellement les reflets du brasier saignaient sur les murs. Et ce furent des grognements de joie, tous les dos se rôtissaient à distance, fumaient ainsi que des soupes. Quand les reins brûlaient, on se cuisait le ventre. La Mouquette, tranquillement, avait rabattu sa culotte pour sécher sa chemise. Des garçons blaguaient, on éclata de rire, parce qu’elle leur montra tout à coup son derrière, ce qui était chez elle l’extrême expression du dédain.
– Je m’en vais, dit Chaval qui avait serré ses outils dans sa caisse.
Personne ne bougea. Seule, Mouquette se hâta, s’échappa derrière lui, sous le prétexte qu’ils rentraient l’un et l’autre à Montsou. Mais on continuait de plaisanter, on savait qu’il ne voulait plus d’elle.
Catherine, cependant, préoccupée, venait de parler bas à son père. Celui-ci s’étonna, puis il approuva d’un hochement de tête; et, appelant Etienne pour lui rendre son paquet:
– Ecoutez donc, murmura-t-il, si vous n’avez pas le sou, vous aurez le temps de crever avant la quinzaine… Voulez-vous que je tâche de vous trouver du crédit quelque part?
Le jeune homme resta un instant embarrassé. Justement, il allait réclamer ses trente sous et partir. Mais une honte le retint devant la jeune fille. Elle le regardait fixement, peut-être croirait-elle qu’il boudait le travail.
– Vous savez, je ne vous promets rien, continua Maheu. Nous en serons quittes pour un refus.
Alors, Etienne ne dit pas non. On refuserait. Du reste, ça ne l’engageait point, il pourrait toujours s’éloigner, après avoir mangé un morceau. Puis, il fut mécontent de n’avoir pas dit non, en voyant la joie de Catherine, un joli rire, un regard d’amitié, heureuse de lui être venue en aide. A quoi bon tout cela?
Quand ils eurent repris leurs sabots et fermé leurs cases, les Maheu quittèrent la baraque, à la queue des camarades qui s’en allaient un à un, dès qu’ils s’étaient réchauffés. Etienne les suivit, Levaque et son gamin se mirent de la bande. Mais, comme ils traversaient le criblage, une scène violente les arrêta.
C’était dans un vaste hangar, aux poutres noires de poussière envolée, aux grandes persiennes d’où soufflait un continuel courant d’air. Les berlines de houille arrivaient directement de la recette, étaient versées ensuite par des culbuteurs sur les trémies, de longues glissières de tôle; et, à droite et à gauche de ces dernières, les cribleuses, montées sur des gradins, armées de la pelle et du râteau, ramassaient les pierres, poussaient le charbon propre, qui tombait ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la voie ferrée, établie sous le hangar.
Philomène Levaque se trouvait là, mince et pâle, d’une figure moutonnière de fille crachant le sang. La tête protégée d’un lambeau de laine bleue, les mains et les bras noirs jusqu’aux coudes, elle triait au-dessous d’une vieille sorcière, la mère de la Pierronne, la Brûlé ainsi qu’on la nommait, terrible avec ses yeux de chat-huant et sa bouche serrée comme la bourse d’un avare. Elles s’empoignaient toutes les deux, la jeune accusant la vieille de lui ratisser ses pierres, à ce point qu’elle n’en faisait pas un panier en dix minutes. On les payait au panier, c’étaient des querelles sans cesse renaissantes. Les chignons volaient, les mains restaient marquées en noir sur les faces rouges.
– Fous-lui donc un renfoncement! cria d’en haut Zacharie à sa maîtresse.
Toutes les cribleuses éclatèrent. Mais la Brûlé se jeta hargneusement sur le jeune homme.
– Dis donc, saleté! tu ferais mieux de reconnaître les deux gosses dont tu l’as emplie!… S’il est permis, une bringue de dix-huit ans, qui ne tient pas debout!
Maheu dut empêcher son fils de descendre, pour voir un peu, disait-il, la couleur de sa peau, à cette carcasse. Un surveillant accourait, les râteaux se rendirent à fouiller le charbon. On n’apercevait plus, du haut en bas des trémies, que les dos ronds des femmes, acharnées à se disputer les pierres.
Dehors, le vent s’était brusquement calmé, un froid humide tombait du ciel gris. Les charbonniers gonflèrent les épaules, croisèrent les bras et partirent, débandés, avec un roulis des reins qui faisait saillir leurs gros os, sous la toile mince des vêtements. Au grand jour, ils passaient comme une bande de nègres culbutés dans de la vase. Quelques-uns n’avaient pas fini leur briquet; et ce reste de pain, rapporté entre la chemise et la veste, les rendait bossus.
– Tiens! voilà Bouteloup, dit Zacharie en ricanant.
Levaque, sans s’arrêter, échangea deux phrases avec son logeur, gros garçon brun de trente-cinq ans, l’air placide et honnête.
– Ça y est, la soupe, Louis?
– Je crois.
– Alors, la femme est gentille, aujourd’hui?
– Oui, gentille, je crois.
D’autres mineurs de la coupe à terre arrivaient, des bandes nouvelles qui, une à une, s’engouffraient dans la fosse. C’était la descente de trois heures, encore des hommes que le puits mangeait, et dont les équipes allaient remplacer les marchandages des haveurs, au fond des voies. Jamais la mine ne chômait, il y avait nuit et jour des insectes humains fouissant la roche, à six cents mètres sous les champs de betteraves.
Cependant, les gamins marchaient les premiers. Jeanlin confiait à Bébert un plan compliqué, pour avoir à crédit quatre sous de tabac; tandis que Lydie, respectueusement, venait à distance. Catherine suivait avec Zacharie et Etienne. Aucun ne parlait. Et ce fut seulement devant le cabaret de L’Avantage, que Maheu et Levaque les rejoignirent.
– Nous y sommes, dit le premier à Etienne. Voulez-vous entrer?
On se sépara. Catherine était restée un instant immobile, regardant une dernière fois le jeune homme de ses grands yeux, d’une limpidité verdâtre d’eau de source, et dont le visage noir creusait encore le cristal. Elle sourit, elle disparut avec les autres, sur le chemin montant qui conduisait au coron.
Le cabaret se trouvait entre le village et la fosse, au croisement des deux routes. C’était une maison de briques à deux étages, blanchie du haut en bas à la chaux, égayée autour des fenêtres d’une large bordure bleu ciel. Sur une enseigne carrée, clouée au-dessus de la porte, on lisait en lettres jaunes: A l’Avantage, débit tenu par Rasseneur. Derrière, s’allongeait un jeu de quilles, clos d’une haie vive. Et la Compagnie, qui avait tout fait pour acheter ce lopin, enclavé dans ses vastes terres; était désolée de ce cabaret, poussé en plein champ, ouvert à la sortie même du Voreux.