Lorsque Etienne arriva, Jean-Bart sortait de l’ombre, les lanternes accrochées aux tréteaux brûlaient encore, dans l’aube naissante. Au-dessus des bâtiments obscurs, un échappement s’élevait comme une aigrette blanche, délicatement teintée de carmin. Il passa par l’escalier du criblage, pour se rendre à la recette.
La descente commençait, des ouvriers montaient de la baraque. Un instant, il resta immobile, dans ce vacarme et cette agitation. Des roulements de berlines ébranlaient les dalles de fonte, les bobines tournaient, déroulaient les câbles, au milieu des éclats du porte-voix, de la sonnerie des timbres, des coups de massue sur le billot du signal; et il retrouvait le monstre avalant sa ration de chair humaine, les cages émergeant, replongeant, engouffrant des charges d’hommes, sans un arrêt, avec le coup de gosier facile d’un géant vorace. Depuis son accident, il avait une horreur nerveuse de la mine. Ces cages qui s’enfonçaient lui tiraient les entrailles. Il dut tourner la tête, le puits l’exaspérait.
Mais, dans la vaste salle encore sombre, que les lanternes épuisées éclairaient d’une clarté louche, il n’apercevait aucun visage ami. Les mineurs qui attendaient là, pieds nus, la lampe à la main, le regardaient de leurs gros yeux inquiets, puis baissaient le front, se reculaient d’un air de honte. Eux, sans doute, le connaissaient, et ils n’avaient plus de rancune contre lui, ils semblaient au contraire le craindre, rougissant à l’idée qu’il leur reprochait d’être des lâches. Cette attitude lui gonfla le cœur, il oubliait que ces misérables l’avaient lapidé, il recommençait le rêve de les changer en héros, de diriger le peuple, cette force de la nature qui se dévorait elle-même.
Une cage embarqua des hommes, la fournée disparut, et comme d’autres arrivaient, il vit enfin un de ses lieutenants de la grève, un brave qui avait juré de mourir.
– Toi aussi! murmura-t-il, navré.
L’autre pâlit, les lèvres tremblantes; puis, avec un geste d’excuse:
– Que veux-tu? j’ai une femme.
Maintenant, dans le nouveau flot monté de la baraque, il les reconnaissait tous.
– Toi aussi! toi aussi! toi aussi!
Et tous frémissaient, bégayaient d’une voix étouffée:
– J’ai une mère… J’ai des enfants… Il faut du pain.
La cage ne reparaissait pas, ils l’attendirent, mornes, dans une telle souffrance de leur défaite, que leurs regards évitaient de se rencontrer, fixés obstinément sur le puits.
– Et la Maheude? demanda Etienne.
Ils ne répondirent point. On fit signe qu’elle allait venir. D’autres levèrent leurs bras, tremblants de pitié: ah! la pauvre femme! quelle misère! Le silence continuait, et quand le camarade leur tendit la main, pour leur dire adieu, tous la lui serrèrent fortement, tous mirent dans cette étreinte muette la rage d’avoir cédé, l’espoir fiévreux de la revanche. La cage était là, ils s’embarquèrent, ils s’abîmèrent, mangés par le gouffre.
Pierron avait paru, avec la lampe à feu libre des porions, fixée dans le cuir de sa barrette. Depuis huit jours, il était chef d’équipe à l’accrochage, et les ouvriers s’écartaient, car les honneurs le rendaient fier. La vue d’Etienne l’ennuya, il s’approcha pourtant, finit par se rassurer, lorsque le jeune homme lui eut annoncé son départ. Ils causèrent. Sa femme tenait maintenant l’estaminet du Progrès, grâce à l’appui de tous ces messieurs, qui se montraient si bons pour elle. Mais, s’interrompant, il s’emporta contre le père Mouque, qu’il accusait de n’avoir pas remonté le fumier de ses chevaux, à l’heure réglementaire. Le vieux l’écoutait, courbait les épaules. Puis, avant de descendre, suffoqué de cette réprimande, il donna lui aussi une poignée de main à Etienne, la même que celle des autres, longue, chaude de colère rentrée, frémissante des rébellions futures. Et cette vieille main qui tremblait dans la sienne, ce vieillard qui lui pardonnait ses enfants morts, l’émotionna tellement, qu’il le regarda disparaître, sans dire un mot.
– La Maheude ne vient donc pas ce matin? demanda-t-il à Pierron, au bout d’un instant.
D’abord, ce dernier affecta de n’avoir pas compris, car la mauvaise chance s’empoignait des fois, rien qu’à en parler. Puis, comme il s’éloignait, sous prétexte de donner un ordre, il dit enfin:
– Hein? la Maheude… La voici.
En effet, la Maheude arrivait de la baraque, avec sa lampe, vêtue de la culotte et de la veste, la tête serrée dans le béguin. C’était par une exception charitable que la Compagnie, apitoyée sur le sort de cette malheureuse, si cruellement frappée, avait bien voulu la laisser redescendre à l’âge de quarante ans; et, comme il semblait difficile de la remettre au roulage, on l’employait à la manœuvre d’un petit ventilateur, qu’on venait d’installer dans la galerie nord, dans ces régions d’enfer, sous le Tartaret, où l’aérage ne se faisait pas. Pendant dix heures, les reins cassés, elle tournait sa roue, au fond d’un boyau ardent, la chair cuite par quarante degrés de chaleur. Elle gagnait trente sous.
Lorsque Etienne l’aperçut, lamentable dans ses vêtements d’homme, la gorge et le ventre comme enflés encore de l’humidité des tailles, il bégaya de saisissement, il ne trouvait pas les phrases pour expliquer qu’il partait et qu’il avait désiré lui faire ses adieux.
Elle le regardait sans l’écouter, elle dit enfin, en le tutoyant:
– Hein? ça t’étonne de me voir… C’est bien vrai que je menaçais d’étrangler le premier des miens qui redescendrait; et voilà que je redescends, je devrais m’étrangler moi-même, n’est-ce pas?… Ah! va, ce serait déjà fait, s’il n’y avait pas le vieux et les petits à la maison!
Et elle continua, de sa voix basse et fatiguée. Elle ne s’excusait pas, elle racontait simplement les choses, qu’ils avaient failli crever, et qu’elle s’était décidée, pour qu’on ne les renvoyât pas du coron.
– Comment se porte le vieux? demanda Etienne.
– Il est toujours bien doux et bien propre. Mais la caboche s’en est allée complètement… On ne l’a pas condamné pour son affaire, tu sais? Il était question de le mettre chez les fous, je n’ai pas voulu, on lui aurait fichu son paquet dans un bouillon… Son histoire nous a causé tout de même beaucoup de tort, car il n’aura jamais sa pension, un de ces messieurs m’a dit que ce serait immoral, si on lui en donnait une.
– Jeanlin travaille?
– Oui, ces messieurs lui ont trouvé de la besogne, au jour. Il gagne vingt sous… Oh! je ne me plains pas, les chefs se sont montrés très bons, comme ils me l’ont expliqué eux-mêmes… Les vingt sous du gamin, et mes trente sous à moi, ça fait cinquante sous. Si nous n’étions pas six, on aurait de quoi manger. Estelle dévore maintenant, et le pis, c’est qu’il faudra attendre quatre ou cinq ans, avant que Lénore et Henri soient en âge de venir à la fosse.
Etienne ne put retenir un geste douloureux.
– Eux aussi!
Une rougeur était montée aux joues blêmes de la Maheude, tandis que ses yeux s’allumaient. Mais ses épaules s’affaissèrent, comme sous l’écrasement du destin.