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Elle oubliait son homme prisonnier, le ménage ne chômait pas, puisque Bouteloup restait. Pourtant, l’idée lui en revint, elle continua d’une voix aiguë:

– Va donc! ce sont les coquins qui se promènent, quand les braves gens sont à l’ombre!

Etienne, pour l’éviter, était tombé sur la Pierronne, accourue au travers des jardins. Celle-ci avait accueilli comme une délivrance la mort de sa mère, dont les violences menaçaient de les faire pendre; et elle ne pleurait guère non plus la petite de Pierron, cette gourgandine de Lydie, un vrai débarras. Mais elle se mettait avec les voisines, dans l’idée de se réconcilier.

– Et ma mère, dis? et la fillette? On t’a vu, tu te cachais derrière elles, quand elles ont gobé du plomb à ta place!

Quoi faire? étrangler la Pierronne et les autres, se battre contre le coron? Etienne en eut un instant l’envie. Le sang grondait dans sa tête, il traitait maintenant les camarades de brutes, il s’irritait de les voir inintelligents et barbares, au point de s’en prendre à lui de la logique des faits. Etait-ce bête! Un dégoût lui venait de son impuissance à les dompter de nouveau; et il se contenta de hâter le pas, comme sourd aux injures. Bientôt, ce fut une fuite, chaque maison le huait au passage, on s’acharnait sur ses talons, tout un peuple le maudissait d’une voix peu à peu tonnante, dans le débordement de la haine. C’était lui, l’exploiteur, l’assassin, la cause unique de leur malheur. Il sortit du coron, blême, affolé, galopant, avec cette bande hurlante derrière son dos. Enfin, sur la route, beaucoup le lâchèrent; mais quelques-uns s’entêtaient, lorsque, au bas de la pente, devant L’Avantage, il rencontra un autre groupe, qui sortait du Voreux.

Le vieux Mouque et Chaval étaient là. Depuis la mort de la Mouquette, sa fille, et de son garçon, Mouquet, le vieux continuait son service de palefrenier, sans un mot de regret ni de plainte. Brusquement, quand il aperçut Etienne, une fureur le secoua, et des larmes crevèrent de ses yeux, et une débâcle de gros mots jaillit de sa bouche noire et saignante, à force de chiquer.

– Salaud! cochon! espèce de mufle!… Attends, tu as mes pauvres bougres d’enfants à me payer, il faut que tu y passes!

Il ramassa une brique, la cassa, en lança les deux morceaux.

– Oui, oui, nettoyons-le! cria Chaval, qui ricanait, très excité, ravi de cette vengeance. Chacun son tour… Te voilà collé au mur, sale crapule!

Et lui aussi se rua sur Etienne, à coups de pierres. Une clameur sauvage s’élevait, tous prirent des briques, les cassèrent, les jetèrent, pour l’éventrer, comme ils avaient voulu éventrer les soldats. Etourdi, il ne fuyait plus, il leur faisait face, cherchant à les calmer avec des phrases. Ses anciens discours, si chaudement acclamés jadis, lui remontaient aux lèvres. Il répétait les mots dont il les avait grisés, à l’époque où il les tenait dans sa main, ainsi qu’un troupeau fidèle; mais sa puissance était morte, des pierres seules lui répondaient; et il venait d’être meurtri au bras gauche, il reculait, en grand péril, lorsqu’il se trouva traqué contre la façade de L’Avantage.

Depuis un instant, Rasseneur était sur sa porte.

– Entre, dit-il simplement.

Etienne hésitait, cela l’étouffait, de se réfugier là.

– Entre donc, je vais leur parler.

Il se résigna, il se cacha au fond de la salle, pendant que le cabaretier bouchait la porte de ses larges épaules.

– Voyons, mes amis, soyez raisonnables… Vous savez bien que je ne vous ai jamais trompés, moi. Toujours j’ai été pour le calme, et si vous m’aviez écouté, vous n’en seriez pas, à coup sûr, où vous en êtes.

Dodelinant des épaules et du ventre, il continua longuement, il laissa couler son éloquence facile, d’une douceur apaisante d’eau tiède. Et tout son succès d’autrefois lui revenait, il reconquérait sa popularité sans effort, naturellement, comme si les camarades ne l’avaient pas hué et traité de lâche, un mois plus tôt. Des voix l’approuvaient: très bien! on était avec lui! voilà comment il fallait parler! Un tonnerre d’applaudissements éclata.

En arrière, Etienne défaillait, le cœur noyé d’amertume. Il se rappelait la prédiction de Rasseneur, dans la forêt, lorsque celui-ci l’avait menacé de l’ingratitude des foules. Quelle brutalité imbécile! quel oubli abominable des services rendus! C’était une force aveugle qui se dévorait constamment elle-même. Et, sous sa colère à voir ces brutes gâter leur cause, il y avait le désespoir de son propre écroulement, de la fin tragique de son ambition. Eh quoi! était-ce fini déjà? Il se souvenait d’avoir, sous les hêtres, entendu trois mille poitrines battre à l’écho de la sienne. Ce jour-là, il avait tenu sa popularité dans ses deux mains, ce peuple lui appartenait, il s’en était senti le maître. Des rêves fous le grisaient alors: Montsou à ses pieds, Paris là-bas, député peut-être, foudroyant les bourgeois d’un discours, le premier discours prononcé par un ouvrier à la tribune d’un Parlement. Et c’était fini! il s’éveillait misérable et détesté, son peuple venait de le reconduire à coups de briques.

La voix de Rasseneur s’éleva.

– Jamais la violence n’a réussi, on ne peut pas refaire le monde en un jour. Ceux qui vous ont promis de tout changer d’un coup sont des farceurs ou des coquins!

– Bravo! bravo! cria la foule.

Qui donc était le coupable? et cette question qu’Etienne se posait, achevait de l’accabler. En vérité, était-ce sa faute, ce malheur dont il saignait lui-même, la misère des uns, l’égorgement des autres, ces femmes, ces enfants, amaigris et sans pain? Il avait eu cette vision lamentable, un soir, avant les catastrophes. Mais déjà une force le soulevait, il se trouvait emporté avec les camarades. Jamais, d’ailleurs, il ne les avait dirigés, c’étaient eux qui le menaient, qui l’obligeaient à faire des choses qu’il n’aurait pas faites, sans le branle de cette cohue poussant derrière lui. A chaque violence, il était resté dans la stupeur des événements, car il n’en avait prévu ni voulu aucun. Pouvait-il s’attendre, par exemple, à ce que ses fidèles du coron le lapideraient un jour? Ces enragés-là mentaient, quand ils l’accusaient de leur avoir promis une existence de mangeaille et de paresse. Et, dans cette justification, dans les raisonnements dont il essayait de combattre ses remords, s’agitait la sourde inquiétude de ne pas s’être montré à la hauteur de sa tâche, ce doute du demi-savant qui le tracassait toujours. Mais il se sentait à bout de courage, il n’était même plus de cœur avec les camarades, il avait peur d’eux, de cette masse énorme, aveugle et irrésistible du peuple, passant comme une force de la nature, balayant tout, en dehors des règles et des théories. Une répugnance l’en avait détaché peu à peu, le malaise de ses goûts affinés, la montée lente de tout son être vers une classe supérieure.

A ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de vociférations enthousiastes.

– Vive Rasseneur! il n’y a que lui, bravo, bravo!

Le cabaretier referma la porte, pendant que la bande se dispersait; et les deux hommes se regardèrent en silence. Tous deux haussèrent les épaules. Ils finirent par boire une chope ensemble.

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