Mais la grêle des briques devenaient plus drue, les hommes s’y mettaient, à l’exemple des femmes.
Alors, la Maheude s’aperçut que Maheu demeurait en arrière. Il avait les mains vides, l’air sombre.
– Qu’est-ce que tu as, dis? cria-t-elle. Est-ce que tu es lâche? est-ce que tu vas laisser conduire tes camarades en prison?… Ah! si je n’avais pas cette enfant, tu verrais!
Estelle, qui s’était cramponnée à son cou en hurlant, l’empêchait de se joindre à la Brûlé et aux autres. Et, comme son homme ne semblait pas entendre, elle lui poussa du pied des briques dans les jambes.
– Nom de Dieu! veux-tu prendre ça! Faut-il que je te crache à la figure devant le monde, pour te donner du cœur?
Redevenu très rouge, il cassa les briques, il les jeta. Elle le cinglait, l’étourdissait, aboyait derrière lui des paroles de mort, en étouffant sa fille sur sa gorge, dans ses bras crispés; et il avançait toujours, il se trouva en face des fusils.
Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait. Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en était criblé. Que faire? l’idée de rentrer, de tourner le dos, empourpra un instant le visage pâle du capitaine; mais ce n’était même plus possible, on les écharperait, au moindre mouvement. Une brique venait de briser la visière de son képi, des gouttes de sang coulaient de son front. Plusieurs de ses hommes étaient blessés; et il les sentait hors d’eux, dans cet instinct débridé de la défense personnelle, où l’on cesse d’obéir aux chefs. Le sergent avait lâché un nom de Dieu! l’épaule gauche à moitié démontée, la chair meurtrie par un choc sourd, pareil à un coup de battoir dans du linge. Eraflée à deux reprises, la recrue avait un pouce broyé, tandis qu’une brûlure l’agaçait au genou droit: est-ce qu’on se laisserait embêter longtemps encore? Une pierre ayant ricoché et atteint le vieux chevronné sous le ventre, ses joues verdirent, son arme trembla, s’allongea, au bout de ses bras maigres. Trois fois, le capitaine fut sur le point de commander le feu. Une angoisse l’étranglait, une lutte interminable de quelques secondes heurta en lui des idées, des devoirs, toutes ses croyances d’homme et de soldat. La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la bouche, il allait crier: Feu! lorsque les fusils partirent d’eux -mêmes, trois coups d’abord, puis cinq, puis un roulement de peloton, puis un coup tout seul, longtemps après, dans le grand silence.
Ce fut une stupeur. Ils avaient tiré, la foule béante restait immobile, sans le croire encore. Mais des cris déchirants s’élevèrent, tandis que le clairon sonnait la cessation du feu. Et il y eut une panique folle, un galop de bétail mitraillé, une fuite éperdue dans la boue.
Bébert et Lydie s’étaient affaissés l’un sur l’autre, aux trois premiers coups, la petite frappée à la face, le petit troué au-dessous de l’épaule gauche. Elle, foudroyée, ne bougeait plus. Mais lui, remuait, la saisissait à pleins bras, dans les convulsions de l’agonie, comme s’il eût voulu la reprendre, ainsi qu’il l’avait prise, au fond de la cachette noire, où ils venaient de passer leur nuit dernière. Et Jeanlin, justement, qui accourait enfin de Réquillart, bouffi de sommeil, gambillant au milieu de la fumée, le regarda étreindre sa petite femme, et mourir.
Les cinq autres coups avaient jeté bas la Brûlé et le porion Richomme. Atteint dans le dos, au moment où il suppliait les camarades, il était tombé à genoux; et, glissé sur une hanche, il râlait par terre, les yeux pleins des larmes qu’il avait pleurées. La vieille, la gorge ouverte, s’était abattue toute raide et craquante comme un fagot de bois sec, en bégayant un dernier juron dans le gargouillement du sang.
Mais alors le feu de peloton balayait le terrain, fauchait à cent pas les groupes de curieux qui riaient de la bataille. Une balle entra dans la bouche de Mouquet, le renversa, fracassé, aux pieds de Zacharie et de Philomène, dont les deux mioches furent couverts de gouttes rouges. Au même instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre. Elle avait vu les soldats épauler, elle s’était jetée, d’un mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui criant de prendre garde; et elle poussa un grand cri, elle s’étala sur les reins, culbutée par la secousse. Etienne accourut, voulut la relever, l’emporter; mais, d’un geste, elle disait qu’elle était finie. Puis, elle hoqueta, sans cesser de leur sourire à l’un et à l’autre, comme si elle était heureuse de les voir ensemble, maintenant qu’elle s’en allait.
Tout semblait terminé, l’ouragan des balles s’était perdu très loin, jusque dans les façades du coron, lorsque le dernier coup partit, isolé, en retard.
Maheu, frappé en plein cœur, vira sur lui-même et tomba la face dans une flaque d’eau, noire de charbon.
Stupide, la Maheude se baissa.
– Eh! mon vieux, relève-toi. Ce n’est rien, dis?
Les mains gênées par Estelle, elle dut la mettre sous un bras, pour retourner la tête de son homme.
– Parle donc! où as-tu mal?
Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d’une écume sanglante. Elle comprit, il était mort. Alors, elle resta assise dans la crotte, sa fille sous le bras comme un paquet, regardant son vieux d’un air hébété.
La fosse était libre. De son geste nerveux, le capitaine avait retiré, puis remis son képi coupé par une pierre; et il gardait sa raideur blême devant le désastre de sa vie; pendant que ses hommes, aux faces muettes, rechargeaient leurs armes. On aperçut les visages effarés de Négrel et de Dansaert, à la fenêtre de la recette. Souvarine était derrière eux, le front barré d’une grande ride, comme si le clou de son idée fixe se fût imprimé là, menaçant. De l’autre côté de l’horizon, au bord du plateau, Bonnemort n’avait pas bougé, calé d’une main sur sa canne, l’autre main aux sourcils pour mieux voir, en bas, l’égorgement des siens. Les blessés hurlaient, les morts se refroidissaient dans des postures cassées, boueux de la boue liquide du dégel, ça et là envasés parmi les taches d’encre du charbon, qui reparaissaient sous les lambeaux salis de la neige. Et, au milieu de ces cadavres d’hommes, tout petits, l’air pauvre avec leur maigreur de misère, gisait le cadavre de Trompette, un tas de chair morte, monstrueux et lamentable.
Etienne n’avait pas été tué. Il attendait toujours, près de Catherine tombée de fatigue et d’angoisse, lorsqu’une voix vibrante le fit tressaillir. C’était l’abbé Ranvier, qui revenait de dire sa messe, et qui, les deux bras en l’air, dans une fureur de prophète, appelait sur les assassins la colère de Dieu. Il annonçait l’ère de justice, la prochaine extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel, puisqu’elle mettait le comble à ses crimes en faisant massacrer les travailleurs et les déshérités de ce monde.