Donc, lorsque le javelot parti de la main d’Arruns eut sifflé par les airs, tous les Volsques attentifs tournèrent leurs yeux vers la reine. Camille n’a conscience de rien, ni du sifflement dans l’air, ni du trait qui vient à travers l’espace, et déjà le javelot atteint son but et s’enfonce dans son sein découvert, y pénètre profondément, boit son sang virginal. Ses compagnes éperdues accourent et soutiennent leur maîtresse qui tombe. Arruns épouvanté est le premier à fuir, avec un mélange de joie et de terreur: il n’ose plus se fier à sa lance et affronter les traits de la jeune fille. Ainsi le loup, avant que les traits ennemis le poursuivent, court aussitôt, par des chemins écartés, se cacher dans les hautes montagnes: il a tué un berger ou un grand taureau; il sait ce qu’il a eu l’audace de faire, et, repliant sous son ventre sa queue tremblante, il gagne les forêts. De même Arruns bouleversé s’est éloigné de tous les regards, et, satisfait d’avoir fui, s’est mêlé à la foule des combattants.
Camille mourante essaie d’arracher le trait avec sa main; mais la pointe de fer demeure entre les os, enfoncée jusqu’aux côtes dans une profonde blessure; elle s’affaisse privée de sang; la mort glace ses yeux défaillants; son visage si brillant naguère se décolore. Elle adresse alors ses dernières paroles à l’une de ses compagnes, Acca, qui lui était la plus fidèle, et avec qui elle avait coutume de partager ses soucis. «Jusqu’ici, Acca, ma sœur, lui dit-elle, les forces ne m’ont pas trahie; maintenant une cruelle blessure m’accable, et tout, autour de moi, s’assombrit et s’enténèbre. Fuis et porte à Turnus mes suprêmes recommandations: qu’il vienne combattre à son tour et qu’il écarte les Troyens de la ville. Adieu.» À ces mots elle abandonna les rênes et, malgré elle, glissa jusqu’à terre. Déjà froide elle se détache peu à peu de tout son corps; son cou flexible s’est penché; la mort a saisi sa tête; ses armes lui échappent et son âme irritée s’enfuit en gémissant chez les ombres. Alors s’élève une immense clameur qui frappe les astres d’or, et, Camille abattue, le combat redouble. Les forces troyennes, les chefs des Tyrrhéniens, les escadrons arcadiens d’Évandre se précipitent en rangs serrés.
Mais la sentinelle de Diane, Opis, depuis longtemps assise sur la haute crête des montagnes, regarde sans trouble les combats. Dès qu’elle vit de loin, au milieu de la clameur des combattants furieux, Camille frappée d’une triste mort, elle gémit et prononça du fond de sa poitrine: «Hélas, vierge, tu as payé d’un supplice cruel, trop cruel, l’audace d’avoir attaqué les Troyens! Les honneurs que, solitaire, tu as rendus à Diane sous nos halliers, le carquois que tu as porté comme nous sur ton épaule ne t’ont servi de rien. Cependant ta reine ne t’a pas abandonnée sans honneur dans l’extrémité de la mort; la gloire de ton trépas sera connue des nations, et on ne dira pas que tu n’as pas été vengée. Celui qui a violé ton corps d’une blessure paiera ce crime de sa vie, comme il est juste.» Au pied d’une haute montagne s’élevait le tombeau d’un antique Laurente, le roi Dercennus, un énorme amas de terre ombragé d’une épaisse yeuse. C’est là que tout d’abord, d’un élan rapide, se pose la belle déesse. Du haut du tertre elle épie Arruns. Dès qu’elle le vit resplendissant sous ses armes et enflé d’orgueil et de vanité: «Pourquoi, lui dit-elle, t’en vas-tu d’un autre côté? Tourne ici tes pas; viens ici chercher la mort; viens recevoir le digne prix du meurtre de Camille. Faut-il qu’un homme comme toi périsse sous les traits de Diane!» La Thrace parla ainsi et, tirant de son carquois d’or une flèche ailée, banda son arc avec colère. Elle le fait ployer jusqu’à ce que les deux extrémités se rejoignent et que ses deux mains, dans un égal effort, touchent l’une la pointe du fer, et l’autre la corde ramenée contre son sein. Aussitôt, et en même temps, Arruns entendit le sifflement du trait, la résonance de l’air, et le fer s’enfonça dans son corps. Pendant qu’il expire et pousse un dernier gémissement, ses compagnons insouciants l’abandonnent dans la poussière anonyme de la plaine. Opis remonte à tire-d’aile vers l’Olympe aérien.
Sa reine perdue, la cavalerie légère de Camille est la première à fuir; les Rutules fuient en désordre; et l’impétueux Atinas s’enfuit. Les chefs dispersés, les bataillons sans chefs, cherchent à se mettre en sûreté et, tournant bride, galopent vers les remparts. Personne n’a le pouvoir de soutenir le choc des Troyens ardents à la poursuite et porteurs de la mort, ni de les attendre de pied ferme. Tous se replient, leurs arcs détendus sur leurs épaules lasses; et le sabot de leurs montures, en un rapide galop, frappe la plaine poudreuse. Un tourbillon de poussière, comme un nuage noir, roule vers les murs, et du haut des tours les mères, se frappant la poitrine, poussent vers les astres du ciel leurs cris de femmes. Ceux qui, les premiers, dans leur course ont fait irruption par les portes ouvertes se trouvent écrasés sous une foule d’ennemis survenus et mêlés à leur débandade. Les malheureux n’échappent pas à la mort; mais aux portes de la ville, dans l’intérieur des remparts, jusque dans l’abri de leurs demeures, percés de coups ils rendent l’âme. Quelques-uns ferment les portes: ils n’osent ni ouvrir un passage à leurs compagnons ni les recevoir dans les murs malgré leurs prières. C’est l’occasion du plus misérable carnage, les uns défendant l’entrée les armes à la main, les autres se jetant sur ces armes. Devant la porte close, aux yeux de leurs parents en larmes, ceux-ci roulent dans les fossés à pic sous la poussée torrentielle de la foule; ceux-là, à bride abattue, se heurtent aveuglément, à la façon d’un bélier, contre les portes et la solide barrière de leurs montants. Du haut des murs les femmes à leur tour, prises d’une extrême émulation, – c’est le véritable amour de la patrie qui les inspire, – à la vue du corps de Camille, affolées, lancent une grêle de traits et, au lieu de fer, s’armant de bâtons en rouvre dur et d’épieux durcis à la flamme, elles accourent et brûlent de mourir les premières pour le salut des remparts.
Cependant l’atroce nouvelle vient absorber Turnus dans la forêt; Acca jette le jeune homme dans un grand désordre d’esprit: l’armée des Volsques a été détruite; Camille a été tuée; les ennemis menaçants, secondés par Mars, gagnent du terrain, sont maîtres de tout; la terreur est déjà aux remparts. Fou de rage, Turnus – c’est la volonté impitoyable de Jupiter – quitte les collines qu’il occupait; il abandonne l’âpreté des bois. À peine était-il hors de vue et tenait-il la plaine, que le chef Énée, entrant dans le défilé vide d’ennemis, franchit le col et sortit de la forêt sombre. Ainsi tous deux marchent vers la ville promptement et avec toutes leurs forces, à peu de distance l’un de l’autre. Énée a vu de loin la fumée de la poussière sur la plaine que foulent les troupes des Laurentes; et en même temps Turnus a reconnu le terrible Énée sous ses armes et il a entendu le piétinement des hommes et le souffle des chevaux. Ils en viendraient aux mains aussitôt et tenteraient le sort des combats, si le rose Phébus ne baignait pas ses chevaux las dans les flots profonds d’Ibérie, et, le jour déclinant, ne ramenait la nuit. Ils s’établissent devant la ville et se retranchent dans leurs camps.