Au milieu de ces mouvements et de ce tumulte passionné, voici que, pour surcroît de malheur, consternés, les ambassadeurs reviennent de la puissante ville de Diomède avec cette réponse: tant de dépenses et d’efforts n’ont rien obtenu; ni les présents ni l’or ni les supplications n’ont eu de pouvoir; les Latins doivent chercher d’autres alliés ou demander la paix au roi troyen. Latinus lui-même demeure accablé de douleur. Énée est bien l’homme du destin, conduit manifestement par la divinité: la colère des dieux et les tombes fraîches qu’il a sous les yeux l’en avertissent suffisamment. Il réunit donc à l’intérieur de son haut palais le grand conseil et les premiers de ses sujets mandés sur son ordre. Ils accourent; leur flot remplit les rues et se dirige vers la demeure royale. Assis au milieu d’eux, le plus imposant par l’âge et par le sceptre, le visage empreint de tristesse, Latinus prie alors les ambassadeurs revenus de la ville étolienne de dire ce qu’ils en rapportent et leur demande l’exposé précis des réponses qu’on leur a faites. Tous se taisent; et Vénulus, obéissant au roi, commence ainsi:
«Nous avons vu, citoyens, Diomède et le camp argien. Après avoir surmonté tous les hasards d’une longue route, nous avons touché la main sous laquelle Ilion tomba. Après sa victoire il fondait une ville, Argyripe, du nom de sa patrie, dans les campagnes du Gargan d’Iapygie. Lorsque nous fûmes entrés et qu’on nous eut permis de parler devant lui, nous lui offrîmes nos présents et nous lui fîmes connaître notre nom, notre pays, les peuples qui nous font la guerre, la cause qui nous avait amenés à Arpi. Il nous écouta et tranquillement nous répondit en ces termes: «Heureuses nations, royaume de Saturne, antiques Ausoniens, quelle mauvaise fortune trouble votre quiétude et vous persuade de provoquer une guerre aveuglément? Tous tant que nous sommes qui avons profané par le fer le territoire d’Ilion, – je ne parle pas des maux soufferts au pied des hauts remparts ni des guerriers dont le Simoïs recouvre les corps, – nous subissons, par le monde entier, d’indicibles supplices et les châtiments de nos crimes, poignée d’hommes dont même Priam aurait pitié. La triste constellation de Minerve le sait, et les rochers d’Eubée, et le promontoire vengeur de Capharée. Au retour de cette expédition, poussés sur des rivages opposés, l’Atride Ménélas s’est vu exilé jusqu’aux colonnes de Prêtée, et Ulysse a connu les Cyclopes de l’Etna. Le Mycénien lui-même, chef des grands Argiens, a péri au seuil de son palais sous la main de son exécrable femme: l’adultère prit au piège le vainqueur de l’Asie. Parlerai-je du règne de Néoptolème, des Pénates renversés d’Idoménée, des Locriens établis sur la côte libyenne? Dirai-je que les dieux m’ont envié mon retour aux foyers paternels et la joie de revoir mon épouse et ma belle ville de Calydon? Maintenant encore d’horribles prodiges poursuivent mes regards. J’ai perdu mes compagnons: ils se sont enfuis dans l’éther, revêtus de plumes; ce ne sont plus que des oiseaux qui errent sur les fleuves et remplissent les rochers de leur voix plaintive, – quel cruel supplice pour les miens, hélas! C’est bien à cela que je devais m’attendre, du jour où, insensé, j’attaquai de mon épée des corps divins et violai d’une blessure la main de Vénus. Non, non, ne m’engagez pas dans de pareils combats. Pergame détruite, je ne veux plus de guerre avec les Troyens; des maux que je leur fis je n’ai ni souvenir ni joie. Ces présents que vous m’apportez des bords de votre patrie, offrez-les plutôt à Énée. Je me suis dressé contre ses rudes armes; nous nous sommes mesurés corps à corps. Croyez-en l’expérience d’un homme qui a vu de quelle hauteur il se dresse en levant son bouclier et avec quelle force il brandit et lance son javelot: si la terre de l’Ida avait porté deux héros tels que lui, les descendants de Dardanus seraient venus à leur tour attaquer les villes d’Inachus, et le renversement des destins ferait pleurer la Grèce. Pendant tout le temps que les remparts de la dure Troie nous ont arrêtés, c’est le bras d’Hector, c’est le bras d’Énée qui ont tenu en suspens la victoire des Grecs et l’ont reculée jusqu’à la dixième année. Tous deux étaient grands par le courage, grands par les exploits; Énée l’emportait par sa piété. Que vos mains s’unissent pour une alliance, aux conditions qui lui plairont; mais prenez garde que vos armes ne heurtent ses armes.» Tu as entendu, ô notre excellent roi, et la réponse du roi Diomède et sa pensée en face de cette terrible guerre.»
À peine l’ambassadeur avait-il fini, le frémissement qui court parmi les Ausoniens témoigne leur trouble et la diversité de leurs sentiments: ainsi, lorsque des rocs retardent les rapides cours d’eau, il se fait un grondement dans leur profondeur close, et les rives voisines retentissent du clapotis des flots. Dès que les esprits furent plus calmes et les bouches tumultueuses apaisées, le roi invoqua les dieux et parla ainsi du haut de son trône «C’est avant d’avoir pris les armes que, pour mon compte, Latins, j’aurais voulu délibérer sur les intérêts de l’État; et cela eût mieux valu que de rassembler un conseil dans les circonstances présentes, lorsque l’ennemi assiège nos murs. Nous faisons une guerre absurde, citoyens, à des fils de dieux, à des hommes invaincus qu’aucun combat ne rebute et à qui la défaite n’arracherait pas leurs armes. Renoncez, si vous l’avez eu, à l’espoir que les guerriers Étoliens répondront à votre appel. N’espérons qu’en nous-mêmes; et vous voyez à quoi se réduit alors notre espérance. Quant au reste, tout est par terre; et l’étendue du désastre, vous l’avez sous les yeux et sous la main. Je n’accuse personne. La valeur a fait tout ce qu’elle pouvait faire. Toutes les ressources du royaume ont été mises en jeu dans la lutte. Je vous exposerai donc la pensée de mon esprit irrésolu; prêtez-moi votre attention: je serai bref. Je possède un antique domaine tout près du fleuve toscan, qui se prolonge au couchant par delà les frontières des Sicanes; Auronces et Rutules l’ensemencent; leur charrue travaille ces durs coteaux, et leurs troupeaux en paissent les plus âpres. Que toute cette région, avec sa haute montagne et sa forêt de pins, soit le prix de l’amitié des Troyens. Proposons-leur un traité dont les conditions soient équitables et associons-les à notre royaume. Qu’ils s’établissent là, s’ils en ont un désir aussi passionné, et qu’ils élèvent des remparts. Ont-ils l’intention de gagner un autre territoire, une autre nation, leur est-il permis de se retirer de notre terre? Faisons-leur, en rouvre d’Italie, vingt vaisseaux et même davantage, s’ils sont capables de les remplir. Tous les matériaux sont là, au bord du fleuve. Ils n’ont qu’à nous donner le nombre et la forme des carènes, nous fournirons l’airain, la main-d’œuvre, les agrès. Enfin, pour porter ces propositions et pour conclure un solide traité, je suis d’avis que cent députés des premières familles du Latium aillent vers les Troyens, les rameaux de la paix dans les mains, avec des présents, des talents d’or et d’ivoire, une chaise curule et la trabée, insignes de notre royauté. Consultez-vous dans l’intérêt général et portez secours à notre accablement.»
Alors le même Drancès, toujours acharné contre Turnus, dont la gloire le tourmente d’une jalousie sournoise et d’amers aiguillons, le riche Drancès, plus beau parleur qu’ardent guerrier, conseiller dont les avis avaient du poids dans les assemblées, séditieux puissant, noble et de haute lignée par sa mère, mais de père inconnu, Drancès se lève, et ses paroles ajoutent encore aux colères accumulées contre Turnus:
«Excellent roi, tu mets en délibération une affaire qui n’est obscure pour personne et qui n’a aucun besoin de ma voix. Tous reconnaissent qu’ils savent ce qu’exige le salut du peuple; mais ils hésitent à le dire. Qu’il nous donne la liberté de la parole et qu’il rabatte son orgueil, celui dont les auspices malheureux et le funeste caractère, – oui, je le dirai, bien qu’il me menace de son épée et de la mort, – ont causé la perte de tant d’illustres chefs et l’abattement de toute une ville en deuil, pendant que, comptant sur la fuite, il attaquait le camp troyen et terrifiait le ciel par le fracas de ses armes. À ces très nombreux présents que tu fais envoyer aux descendants de Dardanus, et à tes promesses, ajoute encore ceci, ô le meilleur des rois: qu’aucune fureur ne t’intimide et ne t’empêche de donner ta fille, toi son père, à un gendre de choix et à un hymen digne d’elle, et de conclure la paix par une éternelle alliance. Si cependant la terreur possède tellement les esprits et les cœurs, conjurons cet homme lui-même et prions-le de nous accorder cette grâce: qu’il sacrifie au roi et à la patrie un droit qui est devenu le sien. Pourquoi, tant de fois, jeter si ouvertement dans les périls tes infortunés concitoyens, toi, source et cause des désastres du Latium? Il n’y a point de salut dans la guerre; nous te demandons tous là paix, à toi, Turnus, en même temps que le seul gage qui puisse la rendre inviolable. Moi le premier, que tu regardes comme ton ennemi, – et je ne m’en défends pas, – voici que je viens en suppliant; prends pitié des tiens; dépose ton orgueil, et, vaincu, va-t’en. Nous avons vu, dans notre défaite, assez de funérailles; nous avons assez désolé nos immenses campagnes. Ou, si l’honneur te touche, si tu peux concevoir dans ta poitrine un tel courage, si ton cœur est tellement épris d’une dot royale, fie-toi à ta force, ose marcher contre l’ennemi qui t’attend. Eh! quoi, faut-il, pour que Turnus soit le mari de la fille d’un roi, que nous autres, âmes viles, foule qu’on n’enterre ni ne pleure, nous jonchions la plaine de nos corps? Mais si tu as quelque force d’âme, s’il te reste de tes pères quelque valeur martiale, regarde en face l’homme qui te défie.»