Aceste restait seul: le prix était perdu pour lui. Il n’en lance pas moins sa flèche dans les airs pour montrer qu’il sait encore tendre son arc et le faire retentir. Mais voici qu’à tous les regards s’offre un prodige qui devait être d’un grave augure: un événement considérable le prouva plus tard, et la voix terrifiante des devins ne l’interpréta qu’après coup. La flèche qui volait dans la nuée transparente s’enflamma; elle marqua sa route d’un sillon de feu et s’évanouit consumée dans les airs subtils, comme souvent les étoiles détachées du ciel traversent l’espace et traînent en volant une longue chevelure. Les esprits frappés d’étonnement hésitèrent; Troyens et Siciliens se tournèrent suppliant vers les dieux. Mais le grand Énée, loin de repousser ce présage, embrasse l’heureux Aceste et le comble de riches présents: «Prends, mon père, lui dit-il: par ces auspices le puissant roi de l’Olympe marque sa volonté de te voir honoré en dépit du sort. Tu auras ce présent qui vient du vieil Anchise lui-même, cette coupe ornée de figures en relief que jadis le Thrace Cissée, par grande faveur, avait donnée à mon père Anchise pour qu’il l’emportât en souvenir de lui et comme gage de son amitié.» À ces mots, il lui ceint le front d’un laurier vert et proclame Aceste le premier vainqueur avant tous les autres, et le bon Eurytion ne lui envie point l’honneur de cette préférence bien que lui seul ait abattu l’oiseau du haut des airs. Celui qui a coupé la corde vient chercher le troisième prix; le dernier est pour celui qui a fixé dans le mât sa flèche légère.
Mais le divin Énée, avant même la fin de la lutte, appelle près de lui Épytidès, gouverneur et compagnon du jeune Iule, et lui murmure à l’oreille confidemment: «Va vite, et dis à Ascagne que, si sa troupe d’enfants est prête, s’il a tout disposé pour les jeux équestres, il amène ses pelotons de cavaliers en l’honneur de son aïeul et se présente sous les armes.» Il fait lui-même écarter la foule, qui s’était répandue dans toute la longueur du cirque, et ordonne qu’on laisse le champ libre. Les enfants s’avancent, et en files symétriques, sous les yeux de leurs parents, resplendissent sur leurs chevaux dociles au frein. Toute la jeunesse de Sicile et de Troie frémit d’admiration devant leur défilé. Ils portent tous sur leur chevelure une couronne taillée selon l’usage; ils tiennent deux javelots de cornouiller à la pointe de fer; quelques-uns ont à l’épaule un brillant carquois. Un souple collier d’or tordu leur descend du cou sur le haut de la poitrine. Ils forment trois pelotons en tout, commandés par trois chefs. Chacun d’eux est suivi de douze jeunes gens qui étincellent sur deux files entre deux écuyers. Le premier peloton s’enorgueillit de marcher sous les ordres du jeune Priam, qui portait le nom de son aïeul, ton fils, Politès, dont la race ajoutera à la gloire de l’Italie; il monte un cheval thrace, au poil de deux couleurs, tacheté de blanc, la pointe des pieds blanche et le front superbe éclatant de blancheur. Le second chef est Atys, dont les Atius du Latium tirent leur origine, le petit Atys enfant cher à l’enfant Iule. Le dernier, qui l’emporte sur tous les autres par la beauté, c’est Iule: il s’avance sur un cheval sidonien que la radieuse Didon lui avait donné en souvenir d’elle et comme un gage de sa tendresse. Les chevaux trinacriens du vieil Aceste portent les autres enfants. Les Troyens applaudissent les jeunes cavaliers intimidés et se réjouissent en les regardant de reconnaître sur leur visage les traits de leurs ancêtres. Lorsqu’ils eurent fait à cheval le tour de la piste, heureux de défiler sous ces regards amis, Épytidès leur donna de loin le signal: un cri et un claquement de fouet. Les trois pelotons au galop se dédoublent et forment des troupes séparées; à un nouveau commandement, ils opèrent une conversion et courent les uns sur les autres la lance en arrêt. Puis ce sont d’autres évolutions en avant et en arrière, toujours se faisant face mais à distance, et des cercles enchevêtrés, et, avec leurs armes, les simulacres d’une bataille. Tantôt ils fuient et découvrent leur dos; tantôt ils chargent, les javelots menaçants; tantôt c’est la paix et ils marchent en files parallèles. Jadis, dans la Crète montagneuse, le labyrinthe, dit-on, déroulait entre ses murs aveugles les entrelacements de ses chemins et la ruse de ses mille détours, si bien qu’aucun signe ne permettait à l’égaré de reconnaître son erreur ni de revenir sur ses pas. Ainsi les fils des Troyens entrecroisent leurs traces et entremêlent dans leurs jeux la fuite et la bataille, pareils aux dauphins qui fendent en nageant les mers de Carpathos et de Libye [et se jouent parmi les vagues.] La tradition de cette course, ces jeux publics, Ascagne le premier, lorsqu’il entoura de murs Albe la Longue, les renouvela et apprit aux anciens Latins à les célébrer comme il l’avait fait enfant et comme l’avait fait avec lui la jeunesse troyenne. Les Albains les enseignèrent à leurs fils, et ce fut d’eux que, dans la suite des temps, les reçut la puissante Rome qui conserva cette tradition des ancêtres. Le jeu porte le nom de Troie, et les enfants, celui de troupe troyenne. Ainsi se terminèrent les fêtes célébrées à la mémoire sacrée d’un père.
Alors la Fortune commence à renouveler ses perfidies. Pendant que les Troyens, en variant leurs jeux, rendent au tombeau les honneurs solennels, la Saturnienne Junon a envoyé du ciel Iris vers la flotte troyenne et fait souffler des vents favorables à sa messagère. L’esprit toujours en travail, elle n’a pas encore rassasié son ancien ressentiment. La vierge ailée se hâte sur l’arc aux mille couleurs et, sans être vue, descend par un chemin rapide. Elle aperçoit l’immense assemblée, parcourt la côte, trouve le port désert, la flotte abandonnée. Mais à l’écart, sur un coin solitaire du rivage, les Troyennes s’étaient retirées et pleuraient la perte d’Anchise, et toutes regardaient en pleurant la mer profonde: «Hélas, nous sommes si fatiguées et il nous reste encore à traverser tant d’écueils et tant d’eau!» Elles n’ont toutes que ces mots à la bouche. Lasses de supporter les travaux de la mer, elles implorent une ville. Iris, qui n’ignore pas l’art de nuire, se jette au milieu d’elles. La déesse a déposé son visage et son vêtement: elle est maintenant Béroé, la vieille épouse de Doryclus le Tmarien, qui eut jadis un rang, un nom, des enfants. C’est ainsi qu’elle se mêle aux femmes des Dardaniens: «Ô malheureuses, dit-elle, celles que la main des Grecs n’a pas traînées à la mort sous les murs de la patrie! Ô race infortunée! Quelle fin misérable la fortune te réserve-t-elle? Voici le septième été qui s’achève depuis la chute de Troie; et que de mers, que de terres on nous a fait parcourir, que de rochers sauvages et sous combien de ciels orageux, toujours ballottées sur les flots et poursuivant à travers l’Océan une Italie qui recule devant nous! Mais ici, c’est le pays fraternel d’Éryx et l’hospitalité d’Aceste: qui empêche Énée d’y élever des murailles et de donner une ville à ses concitoyens? Ô patrie, ô Pénates vainement arrachés à l’ennemi! Aucune cité ne portera-t-elle plus le nom de Troie? Ne reverrai-je nulle part les fleuves d’Hector, le Xanthe et le Simoïs? Allons, venez, brûlez avec moi ces navires de malheur: l’image de la prophétesse Cassandre m’est apparue en songe et m’a tendu des torches ardentes: «C’est ici votre Troie, m’a-t-elle dit, c’est ici votre demeure.» Le temps d’agir est venu. On ne tarde pas après un tel prodige. Voyez ces quatre autels élevés à Neptune: le dieu nous donne lui-même le courage et les torches.»
À ces mots, la première, elle saisit violemment un feu plein de colère; le bras levé, elle le brandit de toute sa force et le lance. Les femmes d’Ilion, le cœur saisi, la regardent stupéfaites. Une d’elles, la plus vieille, Pyrgo, la nourrice royale de tant d’enfants de Priam, s’écrie: «Non, ce n’est pas votre Béroé, la Rhœtéienne, ce n’est pas l’épouse de Doryclus, ô femmes: reconnaissez l’éclat qui révèle la divinité; voyez ces yeux étincelants, cette fierté, ces traits, le timbre de cette voix, cette démarche! Il n’y a qu’un instant, j’ai quitté Béroé malade et désolée d’être la seule à ne pouvoir s’associer au sacrifice et rendre à Anchise les honneurs qui lui sont dus.» Elle parle ainsi, et les femmes d’abord incertaines et les yeux mauvais regardent les vaisseaux, partagées entre leur malheureux amour de la terre qu’elles foulent et le royaume où les destins les appellent, quand tout à coup la déesse, les ailes toutes grandes, s’élève vers le ciel et, dans sa rapide ascension, découpe sous les nues un arc immense. Alors, étonnées de ce prodige et poussées par la fureur, elles unissent leurs clameurs, et mettent au pillage les foyers allumés dans les sanctuaires; d’autres dépouillent les autels et font voler sur les vaisseaux le feuillage, les branches, et les torches. Le feu déchaîné fait rage à travers les bancs et les rames et les peintures des poupes de sapin.