Il ne reste plus à devancer que Cloanthe qui touche presque au terme. Mnesthée cherche à l’atteindre et, donnant toutes ses forces, il le presse. Les cris redoublent; l’enthousiasme des spectateurs anime encore la poursuite; l’air retentit de leurs clameurs. Cloanthe et ses matelots s’indignent à l’idée de perdre une gloire qui leur appartient déjà, un honneur qu’ils ont conquis. Ils achèteraient la victoire de leur vie. Quant aux autres, le succès nourrit leur audace: ils peuvent, parce qu’ils croient pouvoir. Et peut-être les deux vaisseaux sur la même ligne eussent-ils remporté le prix, si Cloanthe, les deux mains tendues vers la mer, ne se fût répandu en prières et n’eût invoqué les dieux en leur promettant des offrandes: «Dieux, qui possédez l’empire de cette mer dont je parcours les flots, je ne demande qu’à sacrifier à vos autels un taureau blanc sur le rivage, si vous faites de moi votre heureux débiteur. J’en lancerai les entrailles aux eaux salées et je leur verserai des libations de vin!» Il dit et, sous les flots profonds, tout le chœur des Néréides et de Phorcus et la vierge Panopée l’ont entendu, et le divin Portunus de sa main puissante pousse lui-même le navire. Plus rapide que le Notus et que la flèche ailée, le navire fuit vers la terre et a pénétré jusqu’au fond du port.
Alors le fils d’Anchise, ayant selon la coutume appelé tous les rivaux, proclame par la grande voix du héraut Cloanthe vainqueur, et couronne ses tempes d’un laurier verdoyant. Chaque équipage reçoit sa récompense: trois jeunes taureaux à choisir, du vin et un grand talent d’argent. Il ajoute comme présents d’honneur aux capitaines: pour le vainqueur, une chlamyde brodée d’or autour de laquelle la pourpre de Mélibée court en double méandre. On y avait tissé l’image de l’enfant royal qui, sous les forêts de l’Ida, fatigue de son javelot et de sa course les cerfs rapides, ardent et comme hors d’haleine: soudain l’oiseau qui porte les armes de Jupiter fond sur lui du haut de l’Ida, l’emporte et l’enlève au milieu des airs dans ses serres crochues. Ses vieux gardiens tendent vainement les mains vers les astres, et l’aboiement furieux des chiens le poursuit à travers les airs. Celui qui par sa valeur a obtenu le second rang reçoit, à la fois comme une parure et comme une défense dans les combats, une cuirasse de mailles polies à triple fil d’or. Énée vainqueur l’avait arrachée lui-même à Démoléos, près du rapide Simoïs sous les hauts murs de Troie. C’est à peine si, réunissant leurs forces, les deux serviteurs, Phégée et Sagaris, pouvaient porter sur leurs épaules ces innombrables mailles, et pourtant Démoléos en était revêtu lorsqu’il courait et chassait devant lui les Troyens dispersés. Au troisième Énée donne deux bassins d’airain et des coupes d’argent ciselées en relief.
Tous s’en allaient déjà, fiers de ces riches trophées, le front ceint de rubans couleur de pourpre, lorsque dégagé fort adroitement, mais non sans peine, de son cruel rocher, des rames perdues et mutilé de tout un rang de rameurs, Sergeste ramène son vaisseau, sans honneur, au milieu des risées. Souvent quand un serpent dans sa marche oblique a été surpris sur la chaussée de la route et foulé par une roue d’airain ou qu’un passant l’a laissé meurtri d’un violent coup de pierre et à demi mort, c’est en vain que, dans son désir de fuir, il se tord et veut s’allonger: toute une partie de lui-même reste encore féroce; ses yeux brûlent; son cou qui siffle se redresse âprement; mais le reste de son corps estropié par la blessure le retient en arrière; il s’efforce inutilement de s’appuyer à ses nœuds et de se replier sur lui-même. Ainsi la lente galère se traînait avec son attirail de rames brisées. Mais elle hisse ses voiles et, à voiles déployées, rentre au port. Énée, heureux que son navire soit sauvé et que ses compagnons lui soient rendus, accorde à Sergeste la récompense promise. Il lui fait don d’une esclave experte aux travaux de Minerve, une Crétoise, Pholoé, qui nourrit deux jumeaux.
Cette joute terminée, le pieux Énée se dirige vers une plaine de gazon, que des forêts entourent sur une couronne de collines. Le milieu du vallon forme l’arène de cet amphithéâtre. Le héros, escorté d’une foule innombrable, prend place au centre et s’assied sur une estrade. Là, il excite l’ardeur de ceux qui voudraient lutter de vitesse à la course par la vue des prix qu’il expose. De toutes parts accourent, confondus, Troyens et Siciliens, et les premiers de tous, Nisus et Euryale: Euryale remarquable par sa beauté et sa verte jeunesse; Nisus, par son tendre amour pour l’adolescent. Derrière eux, le royal Diorès de l’auguste race de Priam, puis Salius ainsi que Patron, l’un Acarnanien, l’autre du sang Arcadien d’une famille de Tégée; puis deux jeunes Siciliens, Hélymus et Panopès, qui connaissaient bien les forêts, compagnons du vieil Aceste, et beaucoup d’autres encore que l’oubli a recouverts de son ombre. Énée les réunit autour de lui et leur dit: «Écoutez mes paroles et prêtez-moi une joyeuse attention: nul d’entre vous ne s’en ira sans un présent de ma main. À chacun je donnerai deux javelots de Gnosse au fer lisse et brillant et une hache à deux tranchants et à la monture d’argent ciselé. Tous auront cette commune récompense. Les trois premiers recevront d’autres prix et couronneront leur tête du blond feuillage de l’olivier. Le vainqueur aura donc un cheval richement harnaché; le second, un carquois d’Amazone, rempli de flèches thraces, avec le large baudrier d’or qui l’entoure et que fixe par-dessous une agrafe de gemme polie; le troisième se contentera de ce casque venu d’Argos.» Dès qu’il a parlé, ils prennent leur place et soudain, le signal donné, ils quittent la barrière, dévorent l’espace, se répandent comme un nuage, tous, les yeux fixés sur le but. Nisus, le premier, se détache du groupe, et, loin devant tous ces coureurs nus, étincelle, plus rapide que les vents et que l’aile de la foudre. Le plus proche de lui, mais à un long intervalle, Salius le suit, puis à quelque distance vient Euryale, le troisième. Hélymus suit Euryale; et derrière voici Diorès qui court sur les talons d’Hélymus et se penche sur son épaule. S’il leur restait plus d’espace à franchir, il le dépasserait d’un bond ou laisserait la victoire incertaine. Déjà presque à l’extrémité de la piste, épuisés, ils arrivaient au but lorsque Nisus glisse et tombe, le malheureux, là où le sang de taureaux égorgés avait trempé le sol et l’herbe verte. Le jeune homme, déjà vainqueur et triomphant, ne put affermir sur le sol ses pas qui chancelaient; et, la tête en avant, il s’abat dans la fange impure et le sang des sacrifices. Mais il n’oublie pas Euryale, il n’oublie pas ses amours. Il s’est redressé au milieu de ces flaques glissantes et s’est mis en travers de Salius. Salius tourna sur lui-même et fut par terre dans le sable gluant. Euryale s’élance, et, vainqueur grâce à son ami, il prend la tête et vole au bruit des applaudissements et des acclamations. Hélymus vient ensuite et la troisième palme appartient à Diorès. Alors Salius remplit de ses clameurs tout l’immense amphithéâtre; il en appelle aux chefs qui occupent les premiers rangs et réclame un honneur qui lui a été arraché par la ruse. Mais Euryale a pour lui la faveur publique, ses larmes qui le rendent plus charmant et sa valeur si puissante sur les cœurs quand elle s’offre dans la beauté du corps. Diorès le seconde et l’appuie de sa forte voix, lui qui n’a fait qu’approcher de la victoire et qui prétendrait vainement au dernier prix si on rendait à Salius l’honneur du premier rang. Alors le divin Énée leur dit: «Vos prix vous demeurent assurés, jeunes gens; et personne ne changera l’ordre des récompenses. Mais qu’il me soit permis de compatir à la disgrâce d’un ami qui ne l’avait pas méritée.» Sur ces mots il donne à Salius la dépouille monstrueuse d’un lion Gétule, chargée d’une lourde crinière et de griffes d’or. Mais Nisus s’écrie: «Si telles sont les récompenses des vaincus, si tu as pitié de ceux qui sont tombés, quels présents dignes de lui réserves-tu à Nisus dont la valeur eût mérité la première couronne, n’eût été le mauvais tour que la fortune m’a joué, comme à Salius?» Et il montrait en parlant sa figure et ses membres souillés de boue grasse. Le paternel Énée lui sourit: il envoie chercher un bouclier, chef-d’œuvre de Didymaon, détaché par les Grecs des portes sacrées de Neptune et il fait ce présent magnifique au noble jeune homme.