Et, réellement, il y avait entre elle et moi la même différence qu’il y a entre moi et les hommes. – Elle était si diaphane, si svelte, si légère, d’une nature si délicate et si choisie qu’elle est une femme même pour moi qui suis femme, et qui ai l’air d’un Hercule à côté d’elle. Je suis grande et brune, elle est petite et blonde; ses traits sont tellement doux qu’ils font paraître les miens presque durs et austères, et sa voix est un gazouillement si mélodieux que ma voix semble dure près de la sienne. Un homme qui l’aurait la briserait en morceaux, et j’ai toujours peur que le vent ne l’emporte quelque beau matin. – Je la voudrais enfermer dans une boîte de coton et la porter suspendue à mon cou. – Tu ne te figures pas, ma bonne amie, combien elle a de grâce et d’esprit, de chatteries délicieuses, de mignardises enfantines, de petites façons et de gentilles manières. C’est bien la plus adorable créature qui soit, et il eût été vraiment dommage qu’elle fût restée avec son indigne mère. Je mettais une joie maligne à dérober ainsi ce trésor à la rapacité des hommes. J’étais le griffon qui empêchait d’en approcher, et, si je n’en jouissais pas moi-même, au moins personne n’en jouissait: idée toujours consolante, quoi qu’en puissent dire tous les sots détracteurs de l’égoïsme.
Je me proposais de la conserver aussi longtemps que possible dans l’ignorance où elle était, et de la garder auprès de moi jusqu’à ce qu’elle ne voulût plus y rester ou que j’eusse trouvé à lui assurer un sort.
Sous son costume de petit garçon, je l’emmenais dans tous mes voyages, à droite et à gauche; ce genre de vie lui plaisait singulièrement, et l’agrément qu’elle y prenait l’aidait à en supporter les fatigues. – Partout on me complimentait sur l’exquise beauté de mon page, et je ne doute pas qu’il n’ait fait naître à beaucoup de monde l’idée précisément inverse de ce qui était. Plusieurs même cherchèrent à s’en éclaircir; mais je ne laissais la petite parler à personne, et les curieux furent tout à fait désappointés.
Tous les jours je découvrais dans cette aimable enfant quelque nouvelle qualité qui me la faisait chérir davantage et m’applaudir de la résolution que j’avais prise. – Assurément les hommes n’étaient pas dignes de la posséder, et il eût été déplorable que tant de charmes du corps et de l’âme eussent été livrés à leurs appétits brutaux et à leur cynique dépravation.
Une femme seule pouvait l’aimer assez délicatement et assez tendrement. – Un côté de mon caractère, qui n’eût pu se développer dans une autre liaison et qui se mit tout à fait au jour dans celle-ci, c’est le besoin et l’envie de protéger, ce qui est habituellement l’affaire des hommes. Il m’eût extrêmement déplu, si j’eusse pris un amant, qu’il se donnât des airs de me détendre, par la raison que c’est un soin que j’aime à prendre avec les gens qui me plaisent, et que mon orgueil se trouve beaucoup mieux du premier rôle que du second, quoique le second soit plus agréable. – Aussi je me sentais contente de rendre à ma chère petite tous les soins que j’eusse dû aimer à recevoir, comme de l’aider dans les chemins difficiles, de lui tenir la bride et l’étrier, de la servir à table, de la déshabiller et de la mettre au lit, de la défendre si quelqu’un l’insultait, enfin de faire pour elle tout ce que l’amant le plus passionné et le plus attentif fait pour une maîtresse adorée.
Je perdais insensiblement l’idée de mon sexe, et je me souvenais à peine, de loin en loin, que j’étais femme; dans les commencements, il m’échappait souvent de dire, sans y songer, quelque chose comme cela qui n’était pas congruent avec l’habit que je portais. Maintenant cela ne m’arrive plus, et même, lorsque je t’écris, à toi qui es dans la confidence de mon secret, je garde quelquefois dans les adjectifs une virilité inutile. S’il me reprend jamais fantaisie d’aller chercher mes jupes dans le tiroir où je les ai laissées, ce dont je doute fort, à moins que je ne devienne amoureuse de quelque jeune beau, j’aurai de la peine à perdre cette habitude, et, au lieu d’une femme déguisée en homme, j’aurai l’air d’un homme déguisé en femme. En vérité, ni l’un ni l’autre de ces deux sexes n’est le mien; je n’ai ni la soumission imbécile, ni la timidité, ni les petitesses de la femme; je n’ai pas les vices des hommes, leur dégoûtante crapule et leurs penchants brutaux: – je suis d’un troisième sexe à part qui n’a pas encore de nom: au-dessus ou au-dessous, plus défectueux ou supérieur: j’ai le corps et l’âme d’une femme, l’esprit et la force d’un homme, et j’ai trop ou pas assez de l’un et de l’autre pour me pouvoir accoupler avec l’un d’eux.
Ô Graciosa! je ne pourrai jamais aimer complètement personne ni homme ni femme; quelque chose d’inassouvi gronde toujours en moi, et l’amant ou l’amie ne répond qu’à une seule face de mon caractère. Si j’avais un amant, ce qu’il y a de féminin en moi dominerait sans doute pour quelque temps ce qu’il y a de viril, mais cela durerait peu? et je sens que je ne serais contentée qu’à demi; si l’ai une amie, l’idée de la volupté corporelle m’empêche de goûter entièrement la pure volupté de l’âme; en sorte que je ne sais où m’arrêter, et que je flotte perpétuellement de l’un à l’autre.
Ma chimère serait d’avoir tour à tour les deux sexes pour satisfaire à cette double nature: – homme aujourd’hui, femme demain, je réserverais pour mes amants mes tendresses langoureuses, mes façons soumises et dévouées, mes plus molles caresses, mes petits soupirs mélancoliquement filés, tout ce qui tient dans mon caractère du chat et de la femme; puis, avec mes maîtresses, je serais entreprenant, hardi, passionné, avec les manières triomphantes, le chapeau sur l’oreille, une tournure de capitan et d’aventurier. Ma nature se produirait ainsi tout entière au jour, et je serais parfaitement heureuse, car le vrai bonheur est de se pouvoir développer librement en tous sens et d’être tout ce qu’on peut être.
Mais ce sont là des choses impossibles, et il n’y faut pas songer.
J’avais enlevé la petite dans l’idée de donner le change à mes penchants et de détourner sur quelqu’un toute cette vague tendresse qui flotte dans mon âme et l’inonde; je l’avais prise comme une espèce d’échappement à mes facultés aimantes; mais je reconnus bientôt, malgré toute l’affection que je lui portais, quel vide immense, quel abîme sans fond elle laissait dans mon cœur, combien ses plus tendres caresses me satisfaisaient peu!… – Je résolus d’essayer d’un amant, mais il se passa longtemps sans que je rencontrasse quelqu’un qui ne me déplût pas. J’ai oublié de te dire que Rosette, ayant découvert où j’étais allée, m’avait écrit la lettre la plus suppliante pour que je l’allasse voir; je ne pus le lui refuser, et j’allai la rejoindre à la campagne où elle était. – J’y suis retournée plusieurs fois depuis et même tout dernièrement. – Rosette, désespérée de ne pas m’avoir eue pour amant, s’était jetée dans le tourbillon du monde et dans la dissipation, comme toutes les âmes tendres qui ne sont pas religieuses et qui ont été froissées dans leur premier amour; – elle avait eu beaucoup d’aventures en peu de temps, et la liste de ses conquêtes était déjà fort nombreuse, car tout le monde n’avait pas pour lui résister les mêmes raisons que moi.
Elle avait avec elle un jeune homme nommé d’Albert, qui était pour lors son galant en pied. – Je parus lui faire une impression toute particulière, et il se prit tout d’abord pour moi d’une amitié fort vive. – Quoiqu’il la traitât avec beaucoup d’égards, et qu’il eût avec elle des manières assez tendres, au fond il n’aimait pas Rosette, – non par satiété ni par dégoût, mais plutôt parce qu’elle ne répondait pas à certaines idées, vraies ou fausses, qu’il s’était faites de l’amour et de la beauté. Un nuage idéal s’interposait entre elle et lui, et l’empêchait d’être heureux comme il aurait dû l’être sans cela. – Évidemment son rêve n’était pas accompli, et il soupirait après autre chose. – Mais il ne cherchait pas et restait fidèle à des liens qui lui pesaient; car il a dans l’âme un peu plus de délicatesse et d’honneur que n’en ont la plupart des hommes, et son cœur est bien loin d’être aussi corrompu que son esprit. – Ne sachant pas que Rosette n’avait jamais été amoureuse que de moi, et l’était encore, à travers toutes ses intrigues et ses folies, il craignait de l’affliger en lui laissant voir qu’il ne l’aimait pas: cette considération le retenait, et il se sacrifiait le plus généreusement du monde.