Le caractère de mes traits lui plut extraordinairement, car il attache une importance extrême à la forme extérieure, tant et si bien qu’il devint amoureux de moi, malgré mes habits d’homme et la formidable rapière que je porte au côté. – J’avoue que je lui sus bon gré de la finesse de son instinct, et que j’eus pour lui quelque estime de m’avoir distinguée sous ces trompeuses apparences. – Dans le commencement, il se crut pourvu d’un goût beaucoup plus dépravé qu’il ne l’était en effet, et je riais intérieurement de le voir se tourmenter ainsi. – Il avait quelquefois, en m’abordant, des mines effarouchées qui me divertissaient on ne peut plus, et le penchant bien naturel qui l’entraînait vers moi lui paraissait une impulsion diabolique à laquelle on n’eût trop su résister.
En ces occasions, il se rejetait sur Rosette avec furie, et s’efforçait de reprendre des habitudes d’amour plus orthodoxes; puis il revenait à moi comme de raison plus enflammé qu’auparavant. Puis cette lumineuse idée que je pouvais bien être une femme se glissa dans son esprit. Pour s’en convaincre, il se mit à m’observer et à m’étudier avec l’attention la plus minutieuse; il doit connaître particulièrement chacun de mes cheveux et savoir au juste combien j’ai de cils aux paupières; mes pieds, mes mains, mon cou, mes joues, le moindre duvet au coin de ma lèvre, il a tout examiné, tout comparé, tout analysé, et de cette investigation où l’artiste aidait l’amant il est ressorti, clair comme le jour (quand il est clair), que j’étais bien et dûment une femme, et de plus son idéal, le type de sa beauté, la réalité de son rêve;
– merveilleuse découverte!
Il ne restait plus qu’à m’attendrir et à se faire octroyer le don d’amoureuse merci, – pour constater tout à fait de mon sexe. – Une comédie que nous jouâmes et dans laquelle je parus en femme le décida complètement. Je lui fis quelques œillades équivoques, et je me servis de quelques passages de mon rôle, analogues à notre situation, pour l’enhardir et le pousser à se déclarer – Car, si je ne l’aimais pas avec passion, il me plaisait assez pour ne point le laisser sécher d’amour sur pied; et comme depuis ma transformation il avait le premier soupçonné que j’étais femme, il était bien juste que je l’éclairasse sur ce point important, et j’étais résolue à ne pas lui laisser l’ombre du doute.
Il vint plusieurs fois dans ma chambre avec sa déclaration sur les lèvres, mais il n’osa pas la débiter; – car, effectivement, il est difficile de parler d’amour à quelqu’un qui a les mêmes habits que vous et qui essaye des bottes à l’écuyère. Enfin, ne pouvant prendre cela sur lui, il m’écrivit une longue lettre, très pindarique, où il m’expliquait fort au long ce que je savais mieux que lui.
Je ne sais trop ce que je dois faire. – Admettre sa requête ou la rejeter, – ce serait immodérément vertueux; – d’ailleurs, il aurait un trop grand chagrin de se voir refuser: si nous rendons malheureux les gens qui nous aiment, que ferons-nous donc à ceux qui nous haïssent? – Peut-être serait-il plus strictement convenable de faire la cruelle quelque temps et d’attendre au moins un mois avant de dégrafer la peau de tigresse pour se mettre humainement en chemise. – Mais, puisque je suis résolue à lui céder, autant vaut tout de suite que plus tard; – je ne conçois pas trop ces belles résistances mathématiquement graduées qui abandonnent une main aujourd’hui, demain l’autre, puis le pied, puis la jambe et le genou jusqu’à la jarretière exclusivement, et ces vertus intraitables toujours prêtes à se pendre à la sonnette, si l’on dépasse d’une ligne le terrain qu’elles ont résolu de laisser prendre ce jour-là, – cela me fait rire de voir ces Lucrèces méthodiques qui marchent à reculons avec les signes du plus virginal effroi, et jettent de temps en temps un regard furtif par-dessus leur épaule pour s’assurer si le sofa où elles doivent tomber est bien directement derrière elles. – C’est un soin que je ne saurais prendre.
Je n’aime pas d’Albert, du moins dans le sens que je donne à ce mot, mais j’ai certainement du goût et du penchant pour lui; – son esprit me plaît et sa personne ne me rebute pas: il n’est pas beaucoup de gens dont je puisse en dire autant. Il n’a pas tout, mais il a quelque chose; – ce qui me plaît en lui, c’est qu’il ne cherche pas à s’assouvir brutalement comme les autres hommes; il a une perpétuelle aspiration et un souffle toujours soutenu vers le beau, – vers le beau matériel seulement, il est vrai, mais c’est encore un noble penchant, et qui suffit à le maintenir dans les pures régions. – Sa conduite avec Rosette prouve de l’honnêteté de cœur, honnêteté plus rare que l’autre, s’il est possible.
Et puis, s’il faut que je te le dise, je suis possédée des plus violents désirs, – je languis et je meurs de volupté; – car l’habit que je porte, en m’engageant dans toute sorte d’aventures avec les femmes, me protège trop parfaitement contre les entreprises des hommes; une idée de plaisir qui ne se réalise jamais flotte vaguement dans ma tête, et ce rêve plat et sans couleur me fatigue et m’ennuie. – Tant de femmes posées dans le plus chaste milieu mènent une vie de prostituées! et moi, par un contraste assez bouffon, je reste chaste et vierge comme la froide Diane elle-même, au sein de la dissipation la plus éparpillée et entourée des plus grands débauchés du siècle. – Cette ignorance du corps que n’accompagne pas l’ignorance de l’esprit est la plus misérable chose qui soit. Pour que ma chair n’ait pas à faire la fière devant mon âme, je veux la souiller également, si toutefois c’est une souillure plus que de boire et de manger, – ce dont je doute. – En un mot, je veux savoir ce que c’est qu’un homme, et le plaisir qu’il donne. Puisque d’Albert m’a reconnue sous mon travestissement, il est bien juste qu’il soit récompensé de sa pénétration; il est le premier qui ait deviné que j’étais une femme, et je lui prouverai de mon mieux que ses soupçons étaient fondés. – Il serait peu charitable de lui laisser croire qu’il n’a eu qu’un goût monstrueux.
C’est donc d’Albert qui résoudra mes doutes et me donnera ma première leçon d’amour: il ne s’agit plus maintenant que d’amener la chose d’une façon toute poétique. J’ai envie de ne pas répondre à sa lettre et de lui faire froide mine pendant quelques jours. Quand je le verrai bien triste et bien désespéré, invectivant les dieux, montrant le poing à la création, et regardant les puits pour voir s’ils ne sont pas trop profonds pour s’y jeter, – je me retirerai comme Peau d’Âne au fond du corridor, et je mettrai ma robe couleur du temps, – c’est-à-dire mon costume de Rosalinde; car ma garde-robe féminine est très restreinte. Puis j’irai chez lui, radieuse comme un paon qui fait la roue, montrant avec ostentation ce que je dissimule ordinairement avec le plus grand soin, et n’ayant qu’un petit tour de gorge en dentelles très bas et très dégagé, et je lui dirai du ton le plus pathétique que je pourrai prendre:
«Ô très élégiaque et très perspicace jeune homme! je suis bien véritablement une jeune et pudique beauté, qui vous adore par-dessus le marché, et qui ne demande qu’à vous faire plaisir et à elle aussi. – Voyez si cela vous convient, et, s’il vous reste encore quelque scrupule, touchez ceci, allez en paix, et péchez le plus que vous pourrez.»
Ce beau discours achevé, je me laisserai tomber à demi pâmée dans ses bras, et, tout en poussant de mélancoliques soupirs, je ferai sauter adroitement l’agrafe de ma robe de façon à me trouver dans le costume de rigueur, c’est-à-dire à moitié nue. – D’Albert fera le reste, et j’espère que, le lendemain matin, je saurai à quoi m’en tenir sur toutes ces belles choses qui me troublent la cervelle depuis si longtemps. – En contentant ma curiosité, j’aurai de plus le plaisir d’avoir fait un heureux.