Ô célestes créatures, belles vierges frêles et diaphanes qui penchez vos yeux de pervenche et joignez vos mains de lis sur les tableaux à fond d’or des vieux maîtres allemands, saintes des vitraux, martyres des missels qui souriez si doucement au milieu des enroulements des arabesques, et qui sortez si blondes et si fraîches de la cloche des fleurs! – ô vous, belles courtisanes couchées toutes nues dans vos cheveux sur des lits semés de roses, sous de larges rideaux pourpres, avec vos bracelets et vos colliers de grosses perles, votre éventail et vos miroirs où le couchant accroche dans l’ombre une flamboyante paillette! – brunes filles du Titien, qui nous étalez si voluptueusement vos hanches ondoyantes, vos cuisses fermes et dures, vos ventres polis et vos reins souples et musculeux! – antiques déesses, qui dressez votre blanc fantôme sous les ombrages du jardin! – vous faites partie de mon sérail; je vous ai possédées tour à tour. – Sainte Ursule, j’ai baisé tes mains sur les belles mains de Rosette; – j’ai joué avec les noirs cheveux de la Muranèse, et jamais Rosette n’a eu tant de peine à se recoiffer; virginale Diane, j’ai été avec toi plus qu’Actéon, et je n’ai pas été changé en cerf: c’est moi qui ai remplacé ton bel Endymion! – Que de rivales dont on ne se défie pas, et dont on ne peut se venger! encore ne sont-elles pas toujours peintes ou sculptées!
Femmes, quand vous voyez votre amant devenir plus tendre que de coutume, vous étreindre dans ses bras avec une émotion extraordinaire; quand il plongera sa tête dans vos genoux et la relèvera pour vous regarder avec des yeux humides et errants; quand la jouissance ne fera qu’augmenter son désir, et qu’il éteindra votre voix sous ses baisers, comme s’il craignait de l’entendre, soyez certaines qu’il ne sait seulement pas si vous êtes là; qu’il a, en ce moment, rendez-vous avec une chimère que vous rendez palpable, et dont vous jouez le rôle. – Bien des chambrières ont profité de l’amour qu’inspiraient des reines. – Bien des femmes ont profité de l’amour qu’inspiraient des déesses, et une réalité assez vulgaire a souvent servi de socle à l’idole idéale. C’est pourquoi les poètes prennent habituellement d’assez sales guenipes pour maîtresses. – On peut coucher dix ans avec une femme sans l’avoir jamais vue; – c’est l’histoire de beaucoup de grands génies et dont les relations ignobles ou obscures ont fait l’étonnement du monde.
Je n’ai fait à Rosette que des infidélités de ce genre-là. Je ne l’ai trahie que pour des tableaux et des statues, et elle a été de moitié dans la trahison. Je n’ai pas sur la conscience le plus petit péché matériel à me reprocher. Je suis, de ce côté, aussi blanc que la neige Jung-Frau, et pourtant, sans être amoureux de personne, je désirerais l’être de quelqu’un. – Je ne cherche pas l’occasion, et je ne serais pas fâché qu’elle vînt; si elle venait, je ne m’en servirais peut-être pas, car j’ai la conviction intime qu’il en serait de même avec une autre, et j’aime mieux qu’il en soit ainsi avec Rosette qu’avec toute autre; car, la femme ôtée, il me reste du moins un joli compagnon plein d’esprit, et très agréablement démoralisé; et cette considération n’est pas une des moindres qui me retiennent, car, en perdant la maîtresse, je serais désolé de perdre l’amie.
Chapitre 4
Sais-tu que voilà tantôt cinq mois, – oui, cinq mois, tout autant, cinq éternités que je suis le Céladon en pied de madame Rosette? Cela est du dernier beau. Je ne me serais pas cru aussi constant, ni elle non plus, je gage. Nous sommes en vérité un couple de pigeons plumés, car il n’y a que des tourterelles pour avoir de ces tendresses-là. Avons-nous roucoulé! nous sommes-nous becquetés! quels enlacements de lierre! quelle existence à deux! Rien au monde n’était plus touchant, et nos deux pauvres petits cœurs auraient pu se mettre sur un cartel, enfilés par la même broche, avec une flamme en coup de vent.
Cinq mois en tête à tête, pour ainsi dire, car nous nous voyions tous les jours et presque toutes les nuits, – la porte toujours fermée à tout le monde; – n’y a-t-il pas de quoi avoir la peau de poule rien que d’y songer! Eh bien! c’est une chose qu’il faut dire à la gloire de l’incomparable Rosette, je ne me suis pas trop ennuyé, et ce temps-là sera sans doute le plus agréablement passé de ma vie. Je ne crois pas qu’il soit possible d’occuper d’une manière plus soutenue et plus amusante un homme qui n’a point de passion, et Dieu sait quel terrible désœuvrement est celui qui provient d’un cœur vide! On ne peut se faire une idée des ressources de cette femme. – Elle a commencé à les tirer de son esprit, puis de son cœur, car elle m’aime à l’adoration. – Avec quel art elle profite de la moindre étincelle, et comme elle sait en faire un incendie! comme elle dirige habilement les petits mouvements de l’âme! comme elle fait tourner la langueur en rêverie tendre! et par combien de chemins détournés fait-elle revenir à elle l’esprit qui s’en éloigne! – C’est merveilleux!
– Et je l’admire comme un des plus hauts génies qui soient.
Je suis venu chez elle fort maussade, de fort mauvaise humeur et cherchant une querelle. Je ne sais comment la sorcière faisait, au bout de quelques minutes elle m’avait forcé à lui dire des choses galantes, quoique je n’en eusse pas la moindre envie, à lui baiser les mains et à rire de tout mon cœur, quoique je fusse d’une colère épouvantable. A-t-on une idée d’une tyrannie pareille? – Cependant, si habile qu’elle soit, le tête-à-tête ne peut se prolonger plus longtemps, et, dans cette dernière quinzaine, il m’est arrivé assez souvent, ce que je n’avais jamais fait jusque-là, d’ouvrir les livres qui sont sur la table, et d’en lire quelques lignes dans les interstices de la conversation. Rosette l’a remarqué et en a conçu un effroi qu’elle a eu peine à dissimuler, et elle a fait emporter tous les livres de son cabinet. J’avoue que je les regrette, quoique je n’ose pas les redemander. – L’autre jour, – symptôme effrayant! – quelqu’un est venu pendant que nous étions ensemble, et, au lieu d’enrager comme je faisais dans les commencements, j’en ai éprouvé une espèce de joie. J’ai presque été aimable: j’ai soutenu la conversation que Rosette tâchait de laisser tomber afin que le monsieur s’en allât, et, quand il fut parti, je me mis à dire qu’il ne manquait pas d’esprit et que sa société était assez agréable. Rosette me fit souvenir qu’il y avait deux mois que je l’avais précisément trouvé stupide et le plus sot fâcheux qui fût sur la terre, ce à quoi je n’eus rien à répondre, car en vérité je l’avais dit; et j’avais cependant raison, malgré ma contradiction apparente: car la première fois il dérangeait un tête-à-tête charmant, et la seconde fois il venait au secours d’une conversation épuisée et languissante (d’un côté du moins), et m’évitait, pour ce jour-là, une scène de tendresse assez fatigante à jouer.
Voilà où nous en sommes; – la position est grave, – surtout quand il y en a un des deux qui est encore épris et qui s’attache désespérément aux restes de l’amour de l’autre. Je suis dans une perplexité grande. – Quoique je ne sois pas amoureux de Rosette, j’ai pour elle une très grande affection, et je ne voudrais rien faire qui lui causât de la peine. – Je veux qu’elle croie, aussi longtemps que possible, que je l’aime.
En reconnaissance de toutes ces heures qu’elle a rendues ailées, en reconnaissance de l’amour qu’elle m’a donné pour du plaisir, je le veux. – Je la tromperai; mais une tromperie agréable ne vaut-elle pas mieux qu’une vérité affligeante? – car jamais je n’aurai le cœur de lui dire que je ne l’aime pas. – La vaine ombre d’amour dont elle se repaît lui paraît si adorable et si chère, elle embrasse ce pâle spectre avec tant d’ivresse et d’effusion que je n’ose le faire évanouir; cependant j’ai peur qu’elle ne s’aperçoive à la fin que ce n’est après tout qu’un fantôme. Ce matin nous avons eu ensemble un entretien que je vais rapporter sous sa forme dramatique pour plus de fidélité, et qui me fait craindre de ne pouvoir prolonger notre liaison bien longtemps.