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Ceci est l’histoire de bien des passions.

– C’est celle de tous les plaisirs.

Quoi qu’il en soit, – malgré l’interruption ou à cause de l’interruption, jamais volupté pareille n’a passé sur ma tête: je me sentais réellement un autre. L’âme de Rosette était entrée tout entière dans mon corps. – Mon âme m’avait quitté et remplissait son cœur comme son âme à elle remplissait le mien. – Sans doute, elles s’étaient rencontrées au passage dans ce long baiser équestre, comme Rosette l’a appelé depuis (ce qui m’a fâché par parenthèse), et s’étaient traversées et confondues aussi intimement que le peuvent faire les âmes de deux créatures mortelles sur un grain de boue périssable.

Les anges doivent assurément s’embrasser ainsi, et le vrai paradis n’est pas au ciel, mais sur la bouche d’une personne aimée.

J’ai attendu vainement une minute pareille, et j’en ai sans succès provoqué le retour. Nous avons été bien souvent nous promener à cheval dans l’allée du bois, par de beaux couchers de soleil; les arbres avaient la même verdure, les oiseaux chantaient la même chanson, mais nous trouvions le soleil terne, le feuillage jauni: le chant des oiseaux nous paraissait aigre et discordant, l’harmonie n’était plus en nous. Nous avons mis nos chevaux au pas, et nous avons essayé le même baiser. – Hélas! nos lèvres seules se joignaient, et ce n’était que le spectre de l’ancien baiser. – Le beau, le sublime, le divin, le seul vrai baiser que j’aie donné et reçu en ma vie était envolé à tout jamais. – Depuis ce jour-là je suis toujours revenu du bois avec un fond de tristesse inexprimable. – Rosette, toute gaie et folâtre qu’elle soit habituellement, ne peut échapper à cette impression, et sa rêverie se trahit par une petite moue délicatement plissée qui vaut au moins son sourire.

Il n’y a guère que la fumée du vin et le grand éclat des bougies qui me puissent faire revenir de ces mélancolies-là. Nous buvons tous les deux comme des condamnés à mort, silencieusement et coup sur coup, jusqu’à ce que nous ayons atteint la dose qu’il nous faut; alors nous commençons à rire et à nous moquer du meilleur cœur de ce que nous appelons notre sentimentalité.

Nous rions, – parce que nous ne pouvons pleurer. – Ah! qui pourra faire germer une larme au fond de mon œil tari?

Pourquoi ai-je eu tant de plaisir ce soir-là? Il me serait bien difficile de le dire. J’étais pourtant le même homme, Rosette la même femme. Ce n’était pas la première fois que je me promenais à cheval, ni elle non plus. Nous avions déjà vu se coucher le soleil, et ce spectacle ne nous a pas autrement touchés que la vue d’un tableau que l’on admire, selon que les couleurs en sont plus ou moins brillantes. Il y a plus d’une allée d’ormes et de marronniers dans le monde, et celle-là n’était pas la première que nous parcourions; qui donc nous y a fait trouver un charme si souverain, qui métamorphosait les feuilles mortes en topazes, les feuilles vertes en émeraudes, qui avait doré tous ces atomes voltigeants, et changé en perles toutes ces gouttes d’eau égrenées sur la pelouse, qui donnait une harmonie si douce aux sons d’une cloche habituellement discordante, et aux piaillements de je ne sais quels oisillons? – Il fallait qu’il y eût dans l’air une poésie bien pénétrante puisque nos chevaux mêmes paraissaient la sentir.

Rien au monde cependant n’était plus pastoral et plus simple: quelques arbres, quelques nuages, cinq ou six brins de serpolet, une femme et un rayon de soleil brochant sur le tout comme un chevron d’or sur un blason. – Il n’y avait d’ailleurs, dans ma sensation, ni surprise ni étonnement. Je me reconnaissais bien. Je n’étais jamais venu dans cet endroit, mais je me rappelais parfaitement et la forme des feuilles et la position des nuées, cette colombe blanche qui traversait le ciel, s’envolait dans la même direction; cette petite cloche argentine, que j’entendais pour la première fois, avait bien souvent tinté à mon oreille, et sa voix me semblait une voix d’amie; j’avais, sans y être jamais passé, parcouru cette allée bien des fois avec des princesses montées sur des licornes; les plus voluptueux de mes rêves s’y allaient promener tous les soirs, et mes désirs s’y étaient donné des baisers absolument pareils à celui échangé par moi et Rosette. – Ce baiser n’avait rien de nouveau pour moi; mais il était tel que j’avais pensé qu’il serait. C’est peut-être la seule fois de ma vie que je n’ai pas été désappointé, et que la réalité m’a paru aussi belle que l’idéal. – Si je pouvais trouver une femme, un paysage, une architecture, quelque chose qui répondit à mon désir intime aussi parfaitement que cette minute-là a répondu à la minute que j’avais rêvée, je n’aurais rien à envier aux dieux, et je renoncerais très volontiers à ma stalle du paradis. – Mais, en vérité, je ne crois pas qu’un homme de chair pût résister une heure à des voluptés si pénétrantes; deux baisers comme cela pomperaient une existence entière, et feraient vide complet dans une âme et dans un corps. – Ce n’est pas cette considération-là qui m’arrêterait; car, ne pouvant prolonger ma vie indéfiniment, il m’est égal de mourir, et j’aimerais mieux mourir de plaisir que de vieillesse ou d’ennui. Mais cette femme n’existe pas. – Si, elle existe; – je n’en suis peut-être séparé que par une cloison. – Je l’ai peut-être coudoyée hier ou aujourd’hui.

Que manque-t-il à Rosette pour être cette femme-là? – Il lui manque que je le croie. Quelle fatalité me fait donc avoir toujours pour maîtresses des femmes que je n’aime pas. Son cou est assez poli pour y suspendre les colliers les mieux ouvrés; ses doigts sont assez effilés pour faire honneur aux plus belles et aux plus riches bagues; le rubis rougirait de plaisir de briller au bout vermeil de son oreille délicate; sa taille pourrait ceindre le ceste de Vénus; mais c’est l’amour seul qui sait nouer l’écharpe de sa mère.

Tout le mérite qu’a Rosette est en elle, je ne lui ai rien prêté. Je n’ai pas jeté sur sa beauté ce voile de perfection dont l’amour enveloppe la personne aimée; – le voile d’Isis est un voile transparent à côté de celui-là. – Il n’y a que la satiété qui en puisse lever le coin.

Je n’aime pas Rosette; du moins l’amour que j’ai pour elle, si j’en ai, ne ressemble pas à l’idée que je me suis faite de l’amour. – Après cela mon idée n’est peut-être pas juste. Je n’ose rien décider. Toujours est-il qu’elle me rend tout à fait insensible au mérite des autres femmes, et je n’ai désiré personne avec un peu de suite depuis que je la possède. – Si elle a à être jalouse, ce n’est que de fantômes, ce dont elle s’inquiète assez peu, et pourtant mon imagination est sa plus redoutable rivale; c’est une chose dont, avec toute sa finesse, elle ne s’apercevra probablement jamais.

Si les femmes savaient cela! – Que d’infidélités l’amant le moins volage fait à la maîtresse la plus adorée! – Il est à présumer que les femmes nous le rendent et au-delà; mais elles font comme nous, et n’en disent rien. – Une maîtresse est un thème obligé qui disparaît ordinairement sous les fioritures et les broderies. – Bien souvent les baisers qu’on lui donne ne sont pas pour elle; c’est l’idée d’une autre femme que l’on embrasse dans sa personne, et elle profite plus d’une fois (si cela peut s’appeler un profit) des désirs inspirés par une autre. Ah! que de fois, pauvre Rosette, tu as servi de corps à mes rêves et donné une réalité à tes rivales; que d’infidélités dont tu as été involontairement la complice! Si tu avais pu penser, aux moments où mes bras te serraient avec tant de force, où ma bouche s’unissait le plus étroitement à la tienne, que ta beauté et ton amour n’y étaient pour rien, que ton idée était à mille lieues de moi; si l’on t’avait dit que ces yeux, voilés d’amoureuses langueurs, ne s’abaissaient que pour ne pas te voir et ne pas dissiper l’illusion que tu ne servais qu’à compléter, et qu’au lieu d’être une maîtresse tu n’étais qu’un instrument de volupté, un moyen de tromper un désir impossible à réaliser!

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