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Rosette, qui ne sait pas tout cela, fort heureusement, me croit l’homme le plus amoureux de la terre; elle prend cette impuissante fureur pour une fureur de passion, et elle se prête de son mieux à tous les caprices expérimentaux qui me passent par la tête.

J’ai fait tout ce que j’ai pu pour me convaincre de sa possession: j’ai tâché de descendre dans son cœur, mais je me suis toujours arrêté à la première marche de l’escalier, à sa peau ou sur sa bouche. Malgré l’intimité de nos relations corporelles, je sens bien qu’il n’y a rien de commun entre nous. Jamais une idée pareille aux miennes n’a ouvert ses ailes dans cette tête jeune et souriante; jamais ce cœur de vie et de feu, qui soulève palpitant une gorge si ferme et si pure, n’a battu à l’unisson de mon cœur. Mon âme ne s’est jamais unie avec cette âme. Cupidon, le dieu aux ailes d’épervier, n’a pas embrassé Psyché sur son beau front d’ivoire. Non! – cette femme n’est pas ma maîtresse.

Si tu savais tout ce que j’ai fait pour forcer mon âme à partager l’amour de mon corps! avec quelle furie j’ai plongé ma bouche dans sa bouche, trempé mes bras dans ses cheveux, et comme j’ai serré étroitement sa taille ronde et souple. Comme l’antique Salmacis, l’amoureuse du jeune Hermaphrodite, je tâchais de fondre son corps avec le mien; je buvais son haleine et les tièdes larmes que la volupté faisait déborder du calice trop plein de ses yeux. Plus nos corps s’enlaçaient et plus nos étreintes étaient intimes, moins je l’aimais. Mon âme, assise tristement, regardait d’un air de pitié ce déplorable hymen où elle n’était pas invitée, ou se voilait le front de dégoût et pleurait silencieusement sous le pan de son manteau. – Tout cela tient peut-être à ce que réellement je n’aime pas Rosette, toute digne d’être aimée qu’elle soit, et quelque envie que j’en aie.

Pour me débarrasser de l’idée que j’étais moi, je me suis composé des milieux très étranges, où il était tout à fait improbable que je me rencontrasse, et j’ai tâché, ne pouvant jeter mon individualité aux orties, de la dépayser de façon qu’elle ne se reconnût plus. J’y ai assez médiocrement réussi, et ce diable de moi me suit obstinément; il n’y a pas moyen de s’en défaire; – je n’ai pas la ressource de lui faire dire, comme aux autres importuns, que je suis sorti ou que je suis allé à la campagne.

J’ai eu ma maîtresse au bain, et j’ai fait le Triton de mon mieux. – La mer était une fort grande cuve de marbre. – Quant à la Néréide, ce qu’elle faisait voir accusait l’eau, toute transparente qu’elle fût, de ne pas l’être encore assez pour l’exquise beauté des choses qu’elle cachait. – Je l’aie eue la nuit, au clair de lune, dans une gondole avec de la musique.

Cela serait fort commun à Venise, mais ici cela l’est fort peu. – Dans sa voiture lancée au grand galop, au milieu du bruit des roues, des sauts et des cahots, tantôt illuminés par les lanternes, tantôt plongés dans la plus profonde obscurité… – C’est une manière qui ne manque pas d’un certain piquant, et je te conseille d’en user: mais j’oubliais que tu es un vénérable patriarche, et que tu ne donnes point dans de pareils raffinements. – Je suis entré chez elle par la fenêtre, ayant la clef de la porte dans ma poche. – Je l’ai fait venir chez moi en plein jour, et enfin je l’ai compromise de telle façon que personne maintenant (excepté moi, bien entendu) ne doute qu’elle ne soit ma maîtresse.

À cause de toutes ces inventions qui, si je n’étais aussi jeune, auraient l’air des ressources d’un libertin blasé, Rosette m’adore principalement et par-dessus tous autres. Elle y voit l’ardeur d’un amour pétulant que rien ne peut contenir, et qui est le même malgré la diversité des temps et des lieux. Elle y voit l’effet sans cesse renaissant de ses charmes et le triomphe de sa beauté, et, en vérité, je voudrais qu’elle eût raison, et ce n’est point ma faute ni la sienne non plus, il faut être juste, si elle ne l’a pas.

Le seul tort que j’aie envers elle, c’est d’être moi. Si je lui disais cela, l’enfant répondrait bien vite que c’est précisément mon plus grand mérite à ses yeux; ce qui serait plus obligeant que sensé.

Une fois, – c’était dans les commencements de notre liaison, – j’ai cru être arrivé à mon but, une minute j’ai cru avoir aimé; – j’ai aimé. – Ô mon ami! je n’ai vécu que cette minute-là, et, si cette minute eût été une heure, je fusse devenu un dieu – Nous étions sortis tous les deux à cheval, moi sur mon cher Ferragus, elle sur une jument couleur de neige qui a l’air d’une licorne, tant elle a les pieds déliés et l’encolure svelte. Nous suivions une grande allée d’ormes d’une hauteur prodigieuse; le soleil descendait sur nous, tiède et blond, tamisé par les déchiquetures du feuillage, – des losanges d’outremer scintillaient par places dans des nuages pommelés, de grandes lignes d’un bleu pâle jonchaient les bords de l’horizon et se changeaient en un vert pomme extrêmement tendre, lorsqu’elles se rencontraient avec les tons orangés du couchant. – L’aspect du ciel était charmant et singulier; la brise nous apportait je ne sais quelle odeur de fleurs sauvages on ne peut plus ravissante. – De temps en temps un oiseau partait devant nous et traversait l’allée en chantant. – La cloche d’un village que l’on ne voyait pas sonnait doucement l’Angélus, et les sons argentins, qui ne nous arrivaient qu’atténués par l’éloignement, avaient une douceur infinie. Nos bêtes allaient le pas et marchaient côte à côte d’une manière si égale que l’une ne dépassait pas l’autre. – Mon cœur se dilatait, et mon âme débordait sur mon corps. – Je n’avais jamais été si heureux. Je ne disais rien, ni Rosette non plus, et pourtant nous ne nous étions jamais aussi bien entendus. – Nous étions si près l’un de l’autre que ma jambe touchait le ventre du cheval de Rosette. Je me penchai vers elle et passai mon bras autour de sa taille; elle fit le même mouvement de son côté, et renversa sa tête sur mon épaule. Nos bouches se prirent; ô quel chaste et délicieux baiser! – Nos chevaux marchaient toujours avec leur bride flottante sur le cou. – Je sentais le bras de Rosette se relâcher et ses reins ployer de plus en plus. – Moi-même je faiblissais et j’étais près de m’évanouir. – Ah! je t’assure que dans ce moment-là je ne songeais guère si j’étais moi ou un autre. Nous allâmes ainsi jusqu’au bout de l’allée, où un bruit de pas nous fit reprendre brusquement notre position; c’étaient des gens de connaissance aussi à cheval qui vinrent à nous et nous parlèrent. Si j’avais eu des pistolets, je crois que j’aurais tiré sur eux.

Je les regardais d’un air sombre et furieux, qui aura dû leur paraître bien singulier. – Après tout, j’avais tort de me mettre si fort en colère contre eux, car ils m’avaient rendu, sans le vouloir, le service de couper mon plaisir à point, au moment où, par son intensité même, il allait devenir une douleur ou s’affaisser sous sa violence. – C’est une science que l’on ne regarde pas avec tout le respect qu’on lui doit que celle de s’arrêter à temps. – Quelquefois, en étant couché avec une femme, on lui passe le bras sous la taille: c’est d’abord une grande volupté de sentir la tiède chaleur de son corps, la chair douce et veloutée de ses reins, l’ivoire poli de ses flancs et de refermer sa main sur sa gorge qui se dresse et frissonne. – La belle s’endort dans cette position amoureuse et charmante; la cambrure de ses reins devient moins prononcée; sa gorge s’apaise; son flanc est soulevé par la respiration plus large et plus régulière du sommeil; ses muscles se dénouent, sa tête roule dans ses cheveux. – Cependant votre bras est plus pressé, vous commencez à vous apercevoir que c’est une femme et non pas une sylphide: – mais vous n’ôteriez votre bras pour rien au monde, il y a beaucoup de raisons pour cela: la première, c’est qu’il est assez dangereux de réveiller une femme avec qui l’on est couché; il faut être en état de substituer au rêve délicieux qu’elle fait sans doute une réalité encore plus délicieuse; la seconde, c’est qu’en la priant de se soulever pour retirer votre bras vous lui dites d’une manière indirecte qu’elle est lourde et qu’elle vous gêne, ce qui n’est pas honnête, ou bien vous lui faites entendre que vous êtes faible ou fatigué, chose extrêmement humiliante pour vous et qui vous nuira infiniment dans son esprit; – la troisième est que, comme l’on a eu du plaisir dans cette position, l’on croit qu’en la gardant on pourra en éprouver encore, en quoi l’on se trompe. – Le pauvre bras se trouve pris sous la masse qui l’opprime, le sang s’arrête, les nerfs sont tiraillés, et l’engourdissement vous picote avec ses millions d’aiguilles: vous êtes une manière de petit Milon Crotoniate, et le matelas de votre lit et le dos de votre divinité représentent assez exactement les deux parties de l’arbre qui se sont rejointes. – Le jour vient enfin, qui vous délivre de ce martyre, et vous sautez à bas de ce chevalet avec plus d’empressement qu’aucun mari n’en met à descendre de l’échafaud nuptial.

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