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Enfin il me porta une botte si vive et si à fond que je ne pus la parer qu’à demi; ma manche fut traversée, et je sentis le froid du fer sur mon bras; mais je ne fus pas blessée. À cette vue, la colère me prit, et, au lieu de me défendre, j’attaquai à mon tour; – je ne songeai plus que c’était le frère de Rosette, et je fondis sur lui comme si c’eût été mon ennemi mortel. Profitant d’une fausse position de son épée, je lui poussai une flanconade si bien liée que je l’atteignis au côté: il fit ho! et tomba en arrière.

Je le crus mort, mais il n’était réellement que blessé, et sa chute provenait d’un faux pas qu’il avait fait en essayant de rompre. – Je ne puis t’exprimer, Graciosa, la sensation que j’éprouvai; certes, ce n’est pas une réflexion difficile à faire qu’en frappant de la chair avec une pointe fine et tranchante on y percera un trou, et qu’il en jaillira du sang. Cependant je tombai dans une stupeur profonde en voyant ruisseler des filets rouges sur le pourpoint d’Alcibiade. – Je n’imaginais pas sans doute qu’il en sortirait du son, comme du ventre crevé d’un poupard; mais je sais que jamais de ma vie je n’éprouvai une aussi grande surprise, et il me sembla qu’il venait de m’arriver quelque chose d’inouï.

Ce qui était inouï, ce n’était pas, ainsi qu’il me paraissait, que du sang coulât d’une blessure, mais c’était que cette blessure eût été ouverte par moi, et qu’une jeune fille de mon âge (j’allais écrire un jeune homme, tant je suis bien entrée dans l’esprit de mon rôle) eût jeté sur le carreau un capitaine vigoureux, rompu à l’escrime comme l’était le seigneur Alcibiade: – le tout pour crime de séduction et refus de mariage avec une femme fort riche et fort charmante, qui plus est!

J’étais véritablement dans un embarras cruel avec la sœur évanouie, le frère que je croyais mort, et moi-même qui n’étais pas très loin d’être évanouie ou morte, comme l’un ou comme l’autre. – Je me pendis au cordon de la sonnette, et je carillonnai à réveiller des morts, tant que le ruban me resta à la main; et, laissant à Rosette pâmée et à Alcibiade éventré le soin d’expliquer les choses aux domestiques et à la vieille tante, j’allai droit à l’écurie. – L’air me remit sur-le-champ; je fis sortir mon cheval, je le sellai et je le bridai moi-même; je m’assurai si la croupière tenait bien, si la gourmette était en bon état; je mis les étriers de la même longueur, je resserrai la sangle d’un cran: bref, je le harnachai complètement avec une attention au moins singulière dans un moment pareil, et un calme tout à fait inconcevable après un combat ainsi terminé.

Je montai sur ma bête, et je traversai le parc par un sentier que je connaissais. Les branches d’arbres, toutes chargées de rosée, me fouettaient et me mouillaient la figure: on eût dit que les vieux arbres étendaient les bras pour me retenir et me garder à l’amour de leur châtelaine. – Si j’avais été dans une autre disposition d’esprit, ou quelque peu superstitieuse, il n’aurait tenu qu’à moi de croire que c’étaient autant de fantômes qui voulaient me saisir et qui me montraient le poing.

Mais réellement je n’avais aucune idée, ni celle-là ni une autre; une stupeur de plomb, si forte que j’en avais à peine la conscience, me pesait sur la cervelle, comme un casque trop étroit; seulement il me semblait bien que j’avais tué quelqu’un par là et que c’était pour cela que je m’en allais. – J’avais, au reste, horriblement envie de dormir, soit à cause de l’heure avancée, soit que la violence des émotions de cette soirée eût une réaction physique et m’eût fatiguée corporellement.

J’arrivai à une petite poterne qui s’ouvrait sur les champs par un secret que Rosette m’avait montré dans nos promenades. Je descendis de cheval, je touchai le bouton et je poussai la porte: je me remis en selle après avoir fait passer mon cheval, et je lui fis prendre le galop jusqu’à ce que j’eusse rejoint la grand-route de C***, où j’arrivai à la petite pointe du jour.

Ceci est l’histoire très fidèle et très circonstanciée de ma première bonne fortune et de mon premier duel.

Chapitre 15

Il était cinq heures du matin lorsque j’entrai dans la ville. – Les maisons commençaient à mettre le nez aux fenêtres; les braves indigènes montraient derrière leur carreau leur bénigne figure, surmontée d’un pyramidal bonnet de nuit. – Au pas de mon cheval, dont les fers sonnaient sur le pavé inégal et caillouteux, sortaient de chaque lucarne la grosse figure curieusement rouge et la gorge matinalement débraillée des Vénus de l’endroit, qui s’épuisaient en conjectures sur cette apparition insolite d’un voyageur dans C***, à une pareille heure et en pareil équipage, car j’étais très succinctement habillée et dans une tenue au moins suspecte. Je me fis indiquer une auberge par un petit polisson qui avait des cheveux jusque sur les yeux, et qui éleva en l’air son museau de barbet pour me considérer plus à son aise; je lui donnai quelques sous pour sa peine, et un consciencieux coup de cravache, qui le fit fuir en glapissant comme un geai plumé tout vif. Je me jetai sur un lit et je m’endormis profondément. Quand je me réveillai, il était trois heures après midi: ce qui suffit à peine pour me reposer complètement. En effet, ce n’était pas trop pour une nuit blanche, une bonne fortune, un duel, et une fuite très rapide, quoique très victorieuse.

J’étais fort inquiète de la blessure d’Alcibiade; mais, quelques jours après, je fus complètement rassurée, car j’appris qu’elle n’avait pas eu de suites dangereuses, et qu’il était en pleine convalescence. Cela me soulagea d’un poids singulier, car cette idée d’avoir tué un homme me tourmentait étrangement, quoique ce fût en légitime défense et contre ma propre volonté. Je n’étais pas encore arrivée à cette sublime indifférence pour la vie des hommes où je suis parvenue depuis.

Je retrouvai à C*** plusieurs des jeunes gens avec qui nous avions fait route: – cela me fit plaisir; je me liai avec eux plus intimement, et ils me donnèrent accès dans plusieurs maisons agréables – J’étais parfaitement habituée à mes habits, et la vie plus rude et plus active que j’avais menée, les exercices violents auxquels je m’étais livrée m’avaient rendue deux fois plus robuste que je n’étais. Je suivais partout ces jeunes écervelés: je montais à cheval, je chassais, je faisais des orgies avec eux, car, petit à petit, je m’étais formée à boire; sans atteindre à la capacité tout allemande de certains d’entre eux, je vidais bien deux ou trois bouteilles pour ma part, et je n’étais pas trop grise, progrès fort satisfaisant Je rimais en Dieu avec une excessive richesse, et j’embrassais assez délibérément les filles d’auberge. – Bref, j’étais un jeune cavalier accompli et tout à fait conforme au dernier patron de la mode. – Je me défis de certaines idées provinciales que j’avais sur la vertu et autres fadaises semblables; en revanche, je devins d’une si prodigieuse délicatesse sur le point d’honneur que je me battais en duel presque tous les jours: cela même était devenu une nécessité pour moi, une espèce d’exercice indispensable et sans lequel je me serais mal portée toute la journée. Aussi, quand personne ne m’avait regardée ou marché sur le pied, que je n’avais aucun motif pour me battre, plutôt que de rester oisive et ne point mener des mains, je servais de second à mes camarades ou même à des gens que je ne connaissais que de nom.

J’eus bientôt une colossale renommée de bravoure, et il ne fallait rien moins que cela pour arrêter les plaisanteries qu’eussent immanquablement fait naître ma figure imberbe et mon air efféminé. Mais trois ou quatre boutonnières de surplus que j’ouvris à des pourpoints, quelques aiguillettes que je levai fort délicatement sur quelques peaux récalcitrantes me firent trouver l’air plus viril qu’à Mars en personne, ou à Priape lui-même, et vous eussiez rencontre des gens qui eussent juré avoir tenu de mes bâtards sur les fonts de baptême.

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