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Chapitre 12

Je t’ai promis la suite de mes aventures…

Je t’ai promis la suite de mes aventures; mais en vérité je suis si paresseuse à écrire qu’il faut que je t’aime comme la prunelle de mon œil, et que je te sache plus curieuse qu’Ève ou Psyché, pour me mettre devant une table avec une grande feuille de papier toute blanche qu’il faut rendre toute noire, et un encrier plus profond que la mer, dont chaque goutte se doit tourner en pensées, ou du moins en quelque chose qui y ressemble, sans prendre la résolution subite de monter à cheval et de faire, à bride abattue, les quatre-vingts énormes lieues qui nous séparent, pour t’aller conter de vive voix ce que je vais t’aligner en pieds de mouche imperceptibles, afin de ne pas être effrayée moi-même du volume prodigieux de mon odyssée picaresque.

Quatre-vingts lieues! songer qu’il y a tout cet espace entre moi et la personne que j’aime le mieux au monde! – J’ai bien envie de déchirer ma lettre et de faire seller mon cheval. – Mais je n’y pensais plus, – avec l’habit que je porte, je ne pourrais approcher de toi, et reprendre la vie familière que nous menions ensemble lorsque nous étions petites filles bien naïves et bien innocentes: si jamais je reprends des jupes, ce sera assurément pour ce motif.

Je t’ai laissée, je crois, au départ de l’auberge où j’ai passé une si drôle de nuit et où ma vertu a pensé faire naufrage en sortant du port. – Nous partîmes tous ensemble, allant du même côté. – Mes compagnons s’extasièrent beaucoup sur la beauté de mon cheval, qui effectivement est de race et l’un des meilleurs coureurs qui soient; – cela me grandit d’une demi-coudée au moins dans leur estime, et ils ajoutèrent à mon propre mérite tout le mérite de ma monture.

Cependant ils parurent craindre qu’elle ne fût trop fringante et trop fougueuse pour moi. – Je leur dis qu’ils eussent à calmer leur crainte, et, pour leur montrer qu’il n’y avait point de danger, je lui fis faire plusieurs courbettes, – puis je franchis une barrière assez élevée, et je pris le galop.

La troupe essaya vainement de me suivre; je tournai bride quand je fus assez loin, et je revins à leur rencontre ventre à terre; quand je fus près d’eux, je retins mon cheval lancé sur ses quatre pieds et je l’arrêtai court: ce qui est, comme tu le sais ou comme tu ne le sais pas, un vrai tour de force.

De l’estime ils passèrent sans transition au plus profond respect. Ils ne se doutaient pas qu’un jeune écolier, tout récemment sorti de l’université, était aussi bon écuyer que cela. Cette découverte qu’ils firent me servit plus que s’ils avaient reconnu en moi toutes les vertus théologales et cardinales; – au lieu de me traiter en petit jeune homme, ils me parlèrent sur un ton de familiarité obséquieuse qui me fit plaisir.

En quittant mes habits, je n’avais pas quitté mon orgueil: – n’étant plus femme, je voulais être homme tout à fait et ne pas me contenter d’en avoir seulement l’extérieur. – J’étais décidée à avoir comme cavalier les succès auxquels je ne pouvais plus prétendre en qualité de femme. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de savoir comment je m’y prendrais pour avoir du courage; car le courage et l’adresse aux exercices du corps sont les moyens par lesquels un homme fonde le plus aisément sa réputation. Ce n’est pas que je sois timide pour une femme, et je n’ai pas ces pusillanimités imbéciles que l’on voit à plusieurs; mais de là à cette brutalité insouciante et féroce qui fait la gloire des hommes il y a loin encore, et mon intention était de devenir un petit fier-à-bras, un tranche-montagne comme messieurs du bel air, afin de me mettre sur un bon pied dans le monde et de jouir de tous les avantages de ma métamorphose.

Mais je vis par la suite que rien n’était plus facile et que la recette en était fort simple.

Je ne te conterai pas, selon l’usage des voyageurs, que j’ai fait tant de lieues tel jour, que j’ai été de cet endroit à cet autre, que le rôti que j’ai mangé dans l’auberge du Cheval-Blanc ou de la Croix-de-Fer était cru ou brûlé; que le vin était aigre et que le lit où j’ai couché avait des rideaux à personnages ou à fleurs: ce sont des détails très importants et qu’il est bon de conserver à la postérité; mais il faudra que la postérité s’en passe pour cette fois et que tu te résignes à ne pas savoir de combien de plats mon dîner était composé, et si j’ai bien ou mal dormi pendant le cours de mes voyages. Je ne te donnerai pas non plus une description exacte des différents paysages, des champs de blés et forêts, des cultures variées et des collines chargées de hameaux qui ont successivement passé devant mes yeux: cela est facile à supposer; prends un peu de terre, plantes-y quelques arbres et quelques brins d’herbe, barbouille derrière cela un petit bout de ciel ou grisâtre ou bleu pâle, et tu auras une idée très suffisante du fond mouvant sur lequel se détachait notre petite caravane. – Si, dans ma première lettre, je suis entrée en quelques détails de ce genre, veuille bien m’excuser, je n’y retomberai plus: comme je n’étais jamais sortie, la moindre chose me semblait d’une importance énorme.

Un des cavaliers, mon compagnon de lit, celui que j’avais été près de tirer par la manche dans la mémorable nuit dont je t’ai décrit tout au long les angoisses, se prit d’une belle passion pour moi et tint tout le temps son cheval à côté du mien.

À cette exception près, que je n’eusse pas voulu le prendre pour amant quand il m’eût apporté la plus belle couronne du monde, il ne me déplaisait pas autrement; il était instruit, et ne manquait ni d’esprit ni de bonne humeur: seulement, quand il parlait des femmes, c’était avec un ton de mépris et d’ironie pour lequel je lui eusse très volontiers arraché les deux yeux de la tête, d’autant plus que, sous l’exagération, il y avait dans ce qu’il disait beaucoup de choses d’une vérité cruelle et dont mon habit d’homme me forçait de reconnaître la justice.

Il m’invita d’une manière si pressante et à tant de reprises à venir voir avec lui une de ses sœurs sur la fin de son veuvage, et qui habitait en ce moment-là un vieux château avec une de ses tantes, que je ne pus le lui refuser. – Je fis quelques objections pour la forme, car au fond il m’était aussi égal d’aller là qu’autre part, et je pouvais tout aussi bien atteindre à mon but de cette façon que d’une autre; et, comme il me dit que je le désobligerais assurément beaucoup si je ne lui accordais au moins quinze jours, je lui répondis que je voulais bien et que c’était une chose convenue.

À un embranchement du chemin, – le compagnon, en montrant le jambage droit de cet Y naturel, me dit:

– C’est par là. Les autres nous donnèrent une poignée de main et s’en furent de l’autre côté.

Après quelques heures de marche, nous arrivâmes au lieu de notre destination.

Un fossé assez large, mais qui, au lieu d’eau, était rempli d’une végétation abondante et touffue, séparait le parc du grand chemin; le revêtement était en pierre de taille; et, dans les angles, se hérissaient de gigantesques artichauts et des chardons de fer qui semblaient avoir poussé comme des plantes naturelles entre les blocs disjoints de la muraille: un petit pont d’une arche traversait ce canal à sec et permettait d’arriver à la grille.

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