Ce sera le soir que nous nous rencontrerons pour la première fois, – par un beau coucher de soleil; – le ciel aura de ces tons orangés jaune clair et vert pâle que l’on voit dans quelques tableaux des grands maîtres d’autrefois: il y aura une grande allée de châtaigniers en fleurs et d’ormes séculaires tout couverts de ramiers, – de beaux arbres d’un vert frais et sombre, des ombrages pleins de mystères et de moiteur; çà et là quelques statues, quelques vases de marbre se détachant sur le fond de verdure avec leur blancheur de neige, une pièce d’eau où se joue le cygne familier, – et tout au fond un château de briques et de pierres comme du temps de Henri IV, toit d’ardoises pointu, hautes cheminées, girouettes à tous les pignons, fenêtres étroites et longues. – À une de ces fenêtres, mélancoliquement appuyée sur le balcon, la reine de mon âme dans l’équipage que je t’ai décrit tout à l’heure; – derrière elle un petit nègre tenant son éventail et sa perruche. – Tu vois qu’il n’y manque rien, et que tout cela est parfaitement absurde. – La belle laisse tomber son gant; – je le ramasse, le baise et le rapporte. La conversation s’engage; je montre tout l’esprit que je n’ai pas; je dis des choses charmantes; on m’en répond, je réplique, c’est un feu d’artifice, une pluie lumineuse de mots éblouissants. – Bref, je suis adorable – et adoré. – Vient l’heure du souper, on me convie; – j’accepte. – Quel souper, mon cher ami, et quelle cuisinière que mon imagination! – Le vin rit dans le cristal, le faisan doré et blond fume dans un plat armorié: le festin se prolonge bien avant dans la nuit, et tu penses bien que ce n’est pas chez moi que je la termine. – Ne voilà-t-il pas quelque chose de bien imaginé? – Rien au monde n’est plus simple, et, en vérité, il est bien étonnant que cela ne soit pas arrivé plutôt dix fois qu’une.
Quelquefois c’est dans une grande forêt. – Voilà la chasse qui passe; le cor sonne, la meute aboie et traverse le chemin avec la rapidité de l’éclair; la belle en amazone monte un cheval turc, blanc comme le lait, fringant et vif au possible. Bien qu’elle soit excellente écuyère, il piaffe, il caracole, il se cabre, et elle a toutes les peines du monde à le contenir; il prend le mors aux dents et la mène droit à un précipice. Je tombe là du ciel tout exprès, je retiens le cheval, je prends dans mes bras la princesse évanouie, je la fais revenir à elle et la reconduis à son château. Quelle est la femme bien née qui refuserait son cœur à un homme qui a exposé sa vie pour elle? – aucune; – et la reconnaissance est un chemin de traverse qui mène bien vite à l’amour.
– Tu conviendras au moins que, lorsque je donne dans le romanesque, ce n’est pas à demi, et que je suis aussi fou qu’il est possible de l’être. C’est toujours cela, car rien au monde n’est plus maussade qu’une folie raisonnable. Tu conviendras aussi que, lorsque j’écris des lettres, ce sont plutôt des volumes que de simples billets. En tout j’aime ce qui dépasse les bornes ordinaires. – C’est pourquoi je t’aime. Ne te moque pas trop de toutes les niaiseries que je t’ai griffonnées: je quitte la plume pour les mettre en action; car j’en reviens toujours à mon refrain: – je veux avoir une maîtresse. J’ignore si ce sera la dame du parc, la beauté du balcon, mais je te dis adieu pour me mettre en quête. Ma résolution est prise. Dût celle que je cherche se cacher au fond du royaume de Cathay ou de Samarcande, je la saurai bien dénicher. Je te ferai savoir le succès de mon entreprise ou sa non-réussite. J’espère que ce sera le succès: fais des vœux pour moi, mon cher ami. Quant à moi, je m’habille de mon plus bel habit, et sors de la maison bien décidé à n’y rentrer qu’avec une maîtresse selon mes idées. – J’ai assez rêvé; à l’action maintenant.
Chapitre 2
Eh bien! mon ami, je suis rentré à la maison, je n’ai pas été au Cathay, à Cachemire ni à Samarcande; – mais il est juste de dire que je n’ai pas plus de maîtresse que jamais. – Je m’étais pourtant pris la main à moi-même, et juré mon grand jurement que j’irais au bout du monde: je n’ai pas été seulement au bout de la ville. Je ne sais comment je m’y prends, je n’ai jamais pu tenir parole à personne, pas même à moi: il faut que le diable s’en mêle. Si je dis: J’irai là demain, il est sûr que je resterai; si je me propose d’aller au cabaret, je vais à l’église; si je veux aller à l’église, les chemins s’embrouillent sous mes pieds comme des écheveaux de fil, et je me trouve dans un endroit tout différent. Je jeûne quand j’ai décidé de faire une orgie, et ainsi de suite. Aussi je crois que ce qui m’empêche d’avoir une maîtresse, c’est que j’ai résolu d’en avoir une.
Il faut que je te raconte mon expédition de point en point: cela vaut bien les honneurs de la narration. J’avais passé ce jour-là deux grandes heures au moins à ma toilette. J’avais fait peigner et friser mes cheveux, retrousser et cirer le peu que j’ai de moustaches, et, l’émotion du désir animant un peu la pâleur ordinaire de ma figure, je n’étais réellement pas trop mal. Enfin, après m’être attentivement regardé au miroir sous des jours différents pour voir si j’étais assez beau et si j’avais la mine assez galante, je suis sorti résolument de la maison le front haut, le menton relevé, le regard direct, une main sur la hanche, faisant sonner les talons de mes bottes comme un anspessade, coudoyant les bourgeois et ayant l’air parfaitement vainqueur et triomphal.
J’étais comme un autre Jason allant à la conquête de la toison d’or. – Mais, hélas! Jason a été plus heureux que moi: outre la conquête de la toison, il a fait en même temps la conquête d’une belle princesse, et moi, je n’ai ni princesse ni toison.
Je m’en allais donc par les rues, avisant toutes les femmes, et courant à elles et les regardant au plus près quand elles me semblaient valoir la peine d’être examinées. – Les unes prenaient leur grand air vertueux et passaient sans lever l’œil. – Les autres s’étonnaient d’abord, et puis souriaient quand elles avaient les dents belles. – Quelques-unes se retournaient au bout de quelque temps pour me voir lorsqu’elles croyaient que je ne les regardais plus, et rougissaient comme des cerises en se trouvant nez à nez avec moi. – Le temps était beau; il y avait foule à la promenade. – Et cependant, je dois l’avouer, malgré tout le respect que je porte à cette intéressante moitié du genre humain, ce qu’on est convenu d’appeler le beau sexe est diablement laid: sur cent femmes il y en avait à peine une de passable. Celle-ci avait de la moustache; celle-là avait le nez bleu; d’autres avaient des taches rouges en place de sourcils; une n’était pas mal faite, mais elle avait le visage couperosé. La tête d’une seconde était charmante, mais elle pouvait se gratter l’oreille avec l’épaule; la troisième eût fait honte à Praxitèle pour la rondeur et le moelleux de certains contours, mais elle patinait sur des pieds pareils à des étriers turcs. Une autre faisait montre des plus magnifiques épaules qu’on pût voir; en revanche, ses mains ressemblaient, pour la forme et la dimension, à ces énormes gants écarlates qui servent d’enseigne aux mercières. – En général, que de fatigue sur ces figures! comme elles sont flétries, étiolées, usées ignoblement par de petites passions et de petits vices! Quelle expression d’envie, de curiosité méchante, d’avidité, de coquetterie effrontée! et qu’une femme qui n’est pas belle est plus laide qu’un homme qui n’est pas beau!
Je n’ai rien vu de bien, – excepté quelques grisettes; – mais il y a là plus de toile à chiffonner que de soie, et ce n’est pas mon affaire. – En vérité, je crois que l’homme, et par l’homme j’entends aussi la femme, est le plus vilain animal qui soit sur la terre. Ce quadrupède qui marche sur ses pieds de derrière me paraît singulièrement présomptueux de se donner de son plein droit le premier rang dans la création. Un lion, un tigre sont plus beaux que les hommes, et dans leur espèce beaucoup d’individus atteignent à toute la beauté qui leur est propre. Cela est extrêmement rare chez l’homme. – Que d’avortons pour un Antinoüs! que de Gothons pour une Philis.