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– "… Et toi François, et toi Sophie, as-tu réussi ton pari?"

Elles bougent, dansent autour du volant, tandis que la voiture tangue vers bâbord et tribord. Tenant son volant d’une main, la conductrice ôte encore sa veste et accélère soudain, les bras mi-nus, tandis que Lionel se crispe à l’arrière. Il scrute la route à chaque tournant, les phares d’une voiture qui va leur rentrer dedans. Cette fille est dingue. Il n’ose demander de ralentir. Elle en profiterait pour appuyer plus fort sur le champignon. Cent cinquante, cent soixante… Un instant, Lionel songe à descendre là, en pleine route, au milieu de cette forêt, à continuer en auto-stop. Il n’a pas le courage.

"T’as raté ta vie, t’as raté ta vie…" chante la voix.

Sur l’autoroute, le compteur monte à cent quatre-vingts mais Lionel se sent en sécurité. Penché vers le siège avant, il hurle quelques questions aux demoiselles concernant leur vie, leur travail. Elles sont "conseil financier dans un cabinet de communication". Il tente d’en savoir plus. Que conseillent-elles? Elles tapent des textes sur des machines, classent des papiers, répondent au téléphone. L’auto accélère dans la nuit en direction de Paris-Notre-Dame.

Les filles veulent encore écouter Patrick Bruel. Elles disent que c’est génial, qu’il les rend folles. Elles discutent à nouveau entre elles, grillent d’autres cigarettes. La pilote demande à sa copilote de revenir en arrière sur la cassette, non, pas celui-ci, un peu plus loin, remonter en avant, oui, c’est ça, c’est bon, Patrick! Lorsque les coups de volant se font trop dangereux, la copilote s’inquiète un peu, mais elles sont tellement ivres qu'elles préfèrent chanter à tue-tête: "T’as raté ta vie… As-tu réussi ton pari?"

La conductrice a décidément trop chaud. Tout en conduisant, elle ouvre largement son corsage sur un soutien-gorge de dentelle blanche.

– Ouf, ça va mieux! respire-t-elle.

Elle encourage sa copine:

– Fais comme moi, si tu as trop chaud!

Obéissante, l’autre dégrafe sa robe, tandis que Patrick Bruel entonne un rock accompagné par les applaudissements du public.

On approche de Paris. La circulation devient plus dense. Un petit bouchon se forme au péage automatique. Les deux filles fredonnent en choeur; leurs seins à moitié nus rebondissent avec la chanson. Une grosse voiture avance sur la rngée voisine. Soudain, une main s’agite derrière le pare-brise teinté, adressant un geste à Lionel. Tout en lorgnant les deux secrétaires, un homme moustachu tend son pouce pour féliciter le jeune homme. Il contemple les seins et semble envier Lionel qui, pour la première fois, se sent fort, adopte un visage dominateur et renvoie à l’homme un geste complice.

Les filles jettent la monnaie dans la corbeille, l’auto redémarre. L’autre voiture roule encore à côté d’eux. L’homme adresse un dernier signe sexuel d’encouragement à Lionel; puis, il accélère, les dépasse et disparaît.

Patrick Bruel entonne une chanson triste. Les deux filles semblent plus calmes. Leurs poitrines retombent et les voix se taisent dans une brume ethylique. Chacun ne pense à rien. La voiture fonce dans la nuit. Lionel regarde, à travers la vitre, le paysage monotone défiler sous la pleine lune: forêts, trous noirs, zones d’urbanisation, panneaux fluorescents signalant d’invisibles monuments, d’hypothétiques vestiges archéologiques.

Plongé dans l’obscurité de la voie rapide, seul dans la nuit où les phares avancent, perdu dans la soûlographie de cette voiture, il se laisse emporter. Comme au cinéma. Pas de règles, pas de but. Regarder le paysage. Se regarder les uns les autres, agir, trébucher, repartir. Se rappeler d’autres voyages, la tête collée contre le pare-brise d’une voiture ou d’un train. Être un voyageur sur une route, dans la nuit.

– J’ai envie de quelque chose…

Ce désir, soudain formulé par la conductrice, tire Lionel de sa rêverie. La cassette de Patrick Bruel s’est arrêtée. L’auto roule dans la région parisienne, entre cités de banlieue, zones industrielles, centres commerciaux. Le cinéaste se réconforte à l’idée d’arriver bientôt, mais la conductrice répète, en insistant:

– J’ai envie de quelque chose…

A moitié endormie, sa copine entrouvre un oeil:

– Qu’est-ce que tu dis?

– Tu connais le drive-in?

– C’est quoi?

– Ça vient d’ouvrir, un peu plus loin, juste après l’échangeur. Tu sais, un drive-in, comme en Amérique: un cinéma en plein-air, pour les bagnoles. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre…

– Ah bon?

– On y va?

Surpris par cet imprévu, Lionel espère que l’autre va refuser. Elle semble épuisée. Il l’encourage mentalement à dire non, à rentrer dormir. Mais la grande, manupulée par la petite, ne tarde pas à céder. La conductrice appuie sur l’accélérateur en criant:

– Youpi! Comme en Amérique…

Lionel n’a pas de choix; patienter encore. Quelques instants plus tard, l’automobile franchit l’échangeur puis sort, par la voie de droite, sur l’aire autoroutière de la Roseraie. Le véhicule ralentit, longe une station-service, un supermarché, des toilettes publiques. Des panneaux lumineux le dirigent dans l’obscurité vers le nouveau drive-in, un parking installé à l’extrémité de l’aire, entouré d’une haie d’arbustes. Une barrière automatique commande l’entrée. Elle accepte uniquement les cartes de crédit. Les filles fouillent leurs sacs, ne trouvent pas, s’impatientent. La pilote demande à Lionel de prêter la sienne. Il espère encore retourner la situation en répondant qu’il n’en a pas. Cet aveu le fait baisser davantage dans l’estime de la chef qui ricane; mais presque aussitôt elle retrouve sa carte à puce. La barrière se lève et la voiture entre sur le parking.

Trois heures du matin. Une demi-douzaine d’autos suivent le spectacle, sur des emplacements délimités par des traits de peinture blanche. Des corps s’enlacent dans les voitures. Au fond se dresse un écran où défilent les images d’une comédie musicale en noir et blanc; puis – sans transition – une séquence technicolor de Rambo, en pleine bataille dans un enfer moderne… La voiture se gare près d’une borne métallique, couronnée par un haut-parleur. la conductrice baisse la vitre et laisse entrer le son. Une voix commente les extraits qui se succèdent sur l’écran: un film anthologie sur la légende du cinéma. John Travolta danse la fièvre du samedi soir. Puis Michelle Morgan embrasse Jean Gabin sur le quai des brumes… Les filles se calment à nouveau. Lionel s’intéresse un instant; il voit avec plaisir passer Humphrey Bogart. Entre deux séquences, un commentateur apparaît à l’image et prend la parole, assis dans un fauteuil de réalisateur:

"Merci, Michelle Morgan, Jean Gabin, John Travolta, Humphrey Bogart; merci pour ces instants magiques…"

Une autre voiture entre dans le parking et se gare sur l’emplacement voisin. Le présentateur poursuit:

"Quittons un instant Holliwood et sa légende, pour plonger dans l’autre face du Septième art: les gagne-petit, les éternels seconds, les destins ratés qui gravitent dans l'ombre des stars, en attendant leur jour qui n’arrive pas toujours…"

Drôle d’idée, songe Lionel. Il n’attendait pas, sur cette aire d’autoroute, cette évocation des coulisses du cinéma. Le commentateur présente la séquence:

"Découvrons, par exemple, cette figure malheureuse qui s’acharne sans espoir, ce prétendant éconduit, drôle et pitoyable, de la légende cinématographique…"

Un changement d’éclairage annonce le nouvel extrait. Prostré sur la banquette arrière, Lionel voit grandir l’image, dans un effet de zoom maladroit. La caméra semble tenue par un personnage ivre. Pendant une fraction de seconde, le jeune homme ne comprend pas bien ce qu’il voit. Puis ses yeux s’écarquillent. Le film montre une silhouette assise sur un petit mur de pierre, devant un château. L’objectif progresse vers le personnage. On dirait…

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