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Une handicapée apparaît dans l’allée centrale. Poussée par un homme, affalée sur sa chaise roulante, cette paralytique obèse trace son sillage, en repoussant brutalement la foule. Monstre moustachu, mi-femme mi-bête, elle porte sur ses genoux un roquet qui jette aux écrivains des aboiements furieux. Trônant dans sa voiture à deux roues, la malade glisse, arrogante, parmi les représentants de l’élite littéraire. Elle passe comme une reine, accorde ici ou là un oeil à ceux qui l’intéressent. Elle ordonne à son chauffeur de freiner, feuillette un recueil de poèmes, le repose de travers, l’air dégoûté, puis redémarre. Levant son regard d’ogresse depuis une pile de romans jusqu’au noble visage d’un académicien gâteux, la grosse femme hésite un instant, scrute le patriarche comme une viande avariée, puis elle articule fortement à l’intention de son pilote: "NON!", avant de s’enfoncer plus loin.

A sa suite bondissent, dans les allées, les enfants des écoles. Entraînés par leurs instituteurs, des écoliers envahissent le salon, piaillant, souriant, questionnant, pleins d’amour, mais dépourvus d’argent pour acheter le moindre volume. Incités à interroger les auteurs en vue d’une prochaine rédaction, ils procèdent à des interviews, des sondages, récoltent des dédicaces sur leurs cahiers d’écoliers. Un instant, les écrivains s’accrochent à ce public de substitution; puis ils se lassent et refusent de signer, agacés par ce faux succès, cett reconnaissance vague qui concerne leur profession mais pas eux, personnellement.

Au fil de la journée, les espoirs diminuent. Après quelques heures d’attente derrière leur table, les gloires de Saint-Germain-des-Prés se résignent, se relâchent, sortent fumer des cigarettes, abandonnent leur poste… S’accaparant les faveurs de la foule, quelques auteurs vedettes – hommes politiques, acteurs, chefs d’entreprise – vendent leurs livres de souvenirs par cartons entiers. Choyées par les notables locaux, les stars télévisuelles débitent leurs Mémoires, triomphent, bavardent, improvisent rapidement des dédicaces, sous les regards consternés des vrais écrivains. Heureusement, en fin de journée, les organisateurs du salon font le tour des stands, et achètent quelques livres à ceux qui n’ont rien vendu.

De rares teenagers passent en groupes, désinvoltes, pressés de retourner à leurs mobylettes. Les amateurs de littérature sont plus souvent des femmes mûres, professeurs, infirmières, à la recherche de récits tristes. J’ai un certain succès avec les femmes légères; malheureusement, c’est une grosse fille de mon âge qui vient à présent se poster devant moi. Elle est laide, boutonneuse, vêtue d’un anorak. Elle fume une cigarette et feuillette mes livres, sceptique, en laissant tomber sa cendre. Elle disparaît, revient, repart, revient plusieurs fois et m’observe avec une grimace. Au début, je suis aimable; je tente de nouer la conversation, espérant qu’elle va acheter. Mais elle continue à feuilleter, écorne les pages, laisse traîner ses doigts graisseux, fait sentir qu’elle me trouve médiocre.

Soudain, elle me fixe dans les yeux. Son regard d’égal à égal me glace. Moi qui regnais derrière ma table de jeune écrivain, je me sens ridicule. La fille m’observe comme un prétentieux et prononce soudain:

– Comment t’as fait pour te faire éditer?

Un peu honteux, je jure que j’ai donné mon manuscrit à des éditeurs. Elle me regarde, méprisante, et grogne:

– Paraît qu’il faut être pistonné…

C’est la rentrée des classes. Je suis dans une cour d’école plantée de marroniers. Nous ne nous connaissons pas encore, mais cette fille ne m’aime pas et elle me le dit…

Elle se penche vers le sol, disparaît un instant derrière la table, fouille dans une sacoche puis resurgit, munie d’un manuscrit, et m’informe qu’il a été refusé par douze maisons d’éditions. Elle semble m’en vouloir personnellement. Censurée dans sa parole, elle me désigne, moi, le novice, pour endosser la culpabilité du milieu littéraire à son égard. Elle me trouve moche. Elle ne peut comprendre que je sois là, à sa place.

(HIVER)

Manger des petits pois en écoutant les ondes courtes. Jeter une bûche dans le fourneau. Regarder les flocons tomber par la fenêtre.

Depuis quelques jours, le sol a blanchi autour de la maison. Le paysage s’est arrondi en vagues douces et silencieuses d’où émerge le manteau de sapins. J’entrouvre la porte et m’avance sur la terrasse, dans l’air glacé; je regarde les arcs des montagnes qui s’entrecoupent au lointain, la forêt bleue plantée dans une mer d’ouate; j’entends les cris rares de quelques oiseaux. Je retourne m’asseoir près du fourneau.

Hier, à la nuit tombante, j’ai traversé le cimetière où les croix surgissaient de la neige comme des spectres silencieux, bercés par les grelots du torrent. A l’entrée du presbytère, j’ai tiré la pognée rouillée d’une sonnette. Quelques instants plus tard, la porte s’est ouverte sur un vieillard de quatre-vingts ans à grande barbe grise. Sur sa poitrine étaient épinglés une croix d’écclésiastique et un badge de l’office du tourisme: "Les Vosges, c’est sympa". Les vieux curés tâchent d’avoir l’air jeune. Il m’a fait entrer pour boire l’apéritif. Dans le vestibule s’entassaient des piles de journaux religieux, quotidiens et périodiques traitant de l'actualité catholique depuis un demi-siècle; et aussi des entassements de croix, de bougeoirs, de missels, de soutanes brodées; toutes sortes d'ornements ecclésiastiques périmés.

Quelques chaussettes mouillées, accrochées а des pinces а linge, pendaient au-dessus du réchaud de la cuisine. Un missel, un calice et un ostensoir étaient posés sur une petite table, près de l'évier. Faute de paroissiens, le curé dit la messe chez lui, les jours de semaine. Un oeil sur la casserole en train de mijoter, il accomplit ses invocations; il répète un sermon, répond au téléphone au milieu du Sanctus; puis, saisi par une légère culpabilité, il achève l'eucharistie avec une vraie dévotion.

Nous avons pris la direction de l'auberge, en traversant de nouveau le cimetière. «Un emplacement recherché», précise le curé. Sa paroisse fait fureur pour les mariages et les enterrements. Les dimanches de printemps, on accourt des villes voisines pour s'épouser dans un décor d'autrefois. А l'approche de la mort, beaucoup de citadins et de banlieusards rêvent d'une tombe au creux des montagnes. Les concessions sont prises d'assaut. Le marché des caveaux flambe. Le maire doit prendre des mesures, refuser les corps étrangers.

Il faisait nuit. Nos pas crissaient dans la neige glacée. Des congères s'étaient formées sur la chaussée. Les véhicules de l'Equipement n'avaient pas encore déversé des tonnes de phosphate sur la chausseé.

Nous avancions vers le village, éclairés par la pleine lune. Un instant, je me persuadai que cet homme, а cause de sa barbe blanche, possédait un profond savoir. Je lui posais des questions; il me répondait des histoires de clochers, mêlées de banalités télévisuelles sur le chômage, le tiers-monde, le droit des femmes. Au milieu de la route, coupée par la neige, nos voix résonnaient dans l'air glacé. Sur ce chemin enseveli, а l'ombre des fermes transformées en résidences secondaires, le temps, ce soir, retrouvait l'esprit de l'hiver. Une vieille saison montagnarde imprégnait les formes, les sons, les distances, les odeurs, et donnait un sens éternel а notre marche dans la nuit claire.

(DIGESTION)

А moitié ivre, je pousse la porte de l'établissement.

Un employé, derrière la caisse, me tend une clef, une serviette blanche et une assiette en carton. Le dimanche après-midi, une collation est comprise dans le prix du ticket:

– On vous appellera tout а l'heure, pour la pizza, précise-t-il.

Je m'avance dans un couloir sombre. De part et d'autre s'alignent des cabines minuscules. Le numéro de ma clef correspond а l'une des portes. Chaque cellule est éclairée par un tube au néon, meublée d'un matelas étroit, d'un portemanteau et d'une tablette, où sont disposés un préservatif gratuit et des essuie-tout.

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