Le ton froid de Marius, cette double réplique je le sais, son laconisme réfractaire au dialogue, remuèrent dans l’inconnu quelque colère sourde. Il décocha à la dérobée à Marius un regard furieux, tout de suite éteint. Si rapide qu’il fût, ce regard était de ceux qu’on reconnaît quand on les a vus une fois; il n’échappa point à Marius. De certains flamboiements ne peuvent venir que de certaines âmes; la prunelle, ce soupirail de la pensée, s’en embrase; les lunettes ne cachent rien; mettez donc une vitre à l’enfer.
L’inconnu reprit, en souriant:
– Je ne me permets pas de démentir monsieur le baron. Dans tous les cas, vous devez voir que je suis renseigné. Maintenant ce que j’ai à vous apprendre n’est connu que de moi seul. Cela intéresse la fortune de madame la baronne. C’est un secret extraordinaire. Il est à vendre. C’est à vous que je l’offre d’abord. Bon marché. Vingt mille francs.
– Je sais ce secret-là comme je sais les autres, dit Marius.
Le personnage sentit le besoin de baisser un peu son prix:
– Monsieur le baron, mettez dix mille francs, et je parle.
– Je vous répète que vous n’avez rien à m’apprendre. Je sais ce que vous voulez me dire.
Il y eut dans l’œil de l’homme un nouvel éclair. Il s’écria:
– Il faut pourtant que je dîne aujourd’hui. C’est un secret extraordinaire, vous dis-je. Monsieur le baron, je vais parler. Je parle. Donnez-moi vingt francs.
Marius le regarda fixement:
– Je sais votre secret extraordinaire; de même que je savais le nom de Jean Valjean, de même que je sais votre nom.
– Mon nom?
– Oui.
– Ce n’est pas difficile, monsieur le baron. J’ai eu l’honneur de vous l’écrire et de vous le dire. Thénard.
– Dier.
– Hein?
– Thénardier.
– Qui ça?
Dans le danger, le porc-épic se hérisse, le scarabée fait le mort, la vieille garde se forme en carré; cet homme se mit à rire.
Puis il épousseta d’une chiquenaude un grain de poussière sur la manche de son habit.
Marius continua:
– Vous êtes aussi l’ouvrier Jondrette, le comédien Fabantou, le poète Genflot, l’espagnol don Alvarès, et la femme Balizard.
– La femme quoi?
– Et vous avez tenu une gargote à Montfermeil.
– Une gargote! Jamais.
– Et je vous dis que vous êtes Thénardier.
– Je le nie.
– Et que vous êtes un gueux. Tenez.
Et Marius, tirant de sa poche un billet de banque, le lui jeta à la face.
– Merci! pardon! cinq cents francs! monsieur le baron!
Et l’homme, bouleversé, saluant, saisissant le billet, l’examina.
– Cinq cents francs! reprit-il, ébahi. Et il bégaya à demi-voix: Un fafiot sérieux!
Puis brusquement:
– Eh bien soit, s’écria-t-il. Mettons-nous à notre aise.
Et, avec une prestesse de singe, rejetant ses cheveux en arrière, arrachant ses lunettes, retirant de son nez et escamotant les deux tuyaux de plume dont il a été question tout à l’heure, et qu’on a d’ailleurs déjà vus à une autre page de ce livre [115], il ôta son visage comme on ôte son chapeau.
L’œil s’alluma; le front inégal, raviné, bossu par endroits, hideusement ridé en haut, se dégagea, le nez redevint aigu comme un bec; le profil féroce et sagace de l’homme de proie reparut.
– Monsieur le baron est infaillible, dit-il d’une voix nette et d’où avait disparu tout nasillement, je suis Thénardier.
Et il redressa son dos voûté.
Thénardier, car c’était bien lui, était étrangement surpris; il eût été troublé s’il avait pu l’être. Il était venu apporter de l’étonnement, et c’était lui qui en recevait. Cette humiliation lui était payée cinq cents francs, et, à tout prendre, il l’acceptait; mais il n’en était pas moins abasourdi.
Il voyait pour la première fois ce baron Pontmercy, et, malgré son déguisement, ce baron Pontmercy le reconnaissait, et le reconnaissait à fond. Et non seulement ce baron était au fait de Thénardier, mais il semblait au fait de Jean Valjean. Qu’était-ce que ce jeune homme presque imberbe, si glacial et si généreux, qui savait les noms des gens, qui savait tous leurs noms, et qui leur ouvrait sa bourse, qui malmenait les fripons comme un juge et qui les payait comme une dupe?
Thénardier, on se le rappelle [116], quoique ayant été voisin de Marius, ne l’avait jamais vu, ce qui est fréquent à Paris; il avait autrefois entendu vaguement ses filles parler d’un jeune homme très pauvre appelé Marius qui demeurait dans la maison. Il lui avait écrit, sans le connaître, la lettre qu’on sait. Aucun rapprochement n’était possible dans son esprit entre ce Marius-là et M. le baron Pontmercy.
Quant au nom de Pontmercy, on se rappelle que, sur le champ de bataille de Waterloo, il n’en avait entendu que les deux dernières syllabes, pour lesquelles il avait toujours eu le légitime dédain qu’on doit à ce qui n’est qu’un remercîment.
Du reste, par sa fille Azelma, qu’il avait mise à la piste des mariés du 16 février, et par ses fouilles personnelles, il était parvenu à savoir beaucoup de choses, et, du fond de ses ténèbres, il avait réussi à saisir plus d’un fil mystérieux. Il avait, à force d’industrie, découvert, ou, tout au moins, à force d’inductions, deviné, quel était l’homme qu’il avait rencontré un certain jour dans le Grand Égout. De l’homme, il était facilement arrivé au nom. Il savait que madame la baronne Pontmercy, c’était Cosette. Mais de ce côté-là, il comptait être discret. Qui était Cosette? Il ne le savait pas au juste lui-même. Il entrevoyait bien quelque bâtardise, l’histoire de Fantine lui avait toujours semblé louche, mais à quoi bon en parler? Pour se faire payer son silence? Il avait, ou croyait avoir, à vendre mieux que cela. Et, selon toute apparence, venir faire, sans preuve, cette révélation au baron Pontmercy: Votre femme est bâtarde, cela n’eût réussi qu’à attirer la botte du mari vers les reins du révélateur.
Dans la pensée de Thénardier, la conversation avec Marius n’avait pas encore commencé. Il avait dû reculer, modifier sa stratégie, quitter une position, changer de front; mais rien d’essentiel n’était encore compromis, et il avait cinq cents francs dans sa poche. En outre, il avait quelque chose de décisif à dire, et même contre ce baron Pontmercy si bien renseigné et si bien armé, il se sentait fort. Pour les hommes de la nature de Thénardier, tout dialogue est un combat. Dans celui qui allait s’engager, quelle était sa situation? Il ne savait pas à qui il parlait, mais il savait de quoi il parlait. Il fit rapidement cette revue intérieure de ses forces, et après avoir dit: Je suis Thénardier, il attendit.