Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

Cette attaque, plus furieuse que sérieuse, irrita Enjolras.

– Les imbéciles! dit-il. Ils font tuer leurs hommes, et ils nous usent nos munitions, pour rien.

Enjolras parlait comme un vrai général d’émeute qu’il était. L’insurrection et la répression ne luttent point à armes égales. L’insurrection, promptement épuisable, n’a qu’un nombre de coups à tirer et qu’un nombre de combattants à dépenser. Une giberne vidée, un homme tué, ne se remplacent pas. La répression, ayant l’armée, ne compte pas les hommes, et, ayant Vincennes, ne compte pas les coups. La répression a autant de régiments que la barricade a d’hommes, et autant d’arsenaux que la barricade a de cartouchières. Aussi sont-ce là des luttes d’un contre cent, qui finissent toujours par l’écrasement des barricades; à moins que la révolution, surgissant brusquement, ne vienne jeter dans la balance son flamboyant glaive d’archange. Cela arrive. Alors tout se lève, les pavés entrent en bouillonnement, les redoutes populaires pullulent, Paris tressaille souverainement, le quid divinum se dégage, un 10 août est dans l’air, un 29 juillet est dans l’air, une prodigieuse lumière apparaît, la gueule béante de la force recule, et l’armée, ce lion, voit devant elle, debout et tranquille, ce prophète, la France.

Chapitre XIII Lueurs qui passent

Dans le chaos de sentiments et de passions qui défendent une barricade, il y a de tout; il y a de la bravoure, de la jeunesse, du point d’honneur, de l’enthousiasme, de l’idéal, de la conviction, de l’acharnement de joueur, et surtout, des intermittences d’espoir.

Une de ces intermittences, un de ces vagues frémissements d’espérance traversa subitement, à l’instant le plus inattendu, la barricade de la Chanvrerie.

– Écoutez, s’écria brusquement Enjolras toujours aux aguets, il me semble que Paris s’éveille.

Il est certain que, dans la matinée du 6 juin, l’insurrection eut, pendant une heure ou deux, une certaine recrudescence. L’obstination du tocsin de Saint-Merry ranima quelques velléités. Rue du Poirier, rue des Gravilliers, des barricades s’ébauchèrent. Devant la porte Saint-Martin, un jeune homme, armé d’une carabine, attaqua seul un escadron de cavalerie. À découvert, en plein boulevard, il mit un genou à terre, épaula son arme, tira, tua le chef d’escadron, et se retourna en disant: En voilà encore un qui ne nous fera plus de mal. Il fut sabré. Rue Saint-Denis, une femme tirait sur la garde municipale de derrière une jalousie baissée. On voyait à chaque coup trembler les feuilles de la jalousie. Un enfant de quatorze ans fut arrêté rue de la Cossonnerie avec ses poches pleines de cartouches. Plusieurs postes furent attaqués. À l’entrée de la rue Bertin-Poirée, une fusillade très vive et tout à fait imprévue accueillit un régiment de cuirassiers, en tête duquel marchait le général Cavaignac de Baragne. Rue Planche-Mibray, on jeta du haut des toits sur la troupe de vieux tessons de vaisselle et des ustensiles de ménage; mauvais signe; et quand on rendit compte de ce fait au maréchal Soult, le vieux lieutenant de Napoléon devint rêveur, se rappelant le mot de Suchet à Saragosse: Nous sommes perdus quand les vieilles femmes nous vident leur pot de chambre sur la tête.

Ces Symptômes généraux qui se manifestaient au moment où l’on croyait l’émeute localisée, cette fièvre de colère qui reprenait le dessus, ces flammèches qui volaient çà et là au-dessus de ces masses profondes de combustible qu’on nomme les faubourgs de Paris, tout cet ensemble inquiéta les chefs militaires. On se hâta d’éteindre ces commencements d’incendie. On retarda, jusqu’à ce que ces pétillements fussent étouffés, l’attaque des barricades Maubuée, de la Chanvrerie et de Saint-Merry, afin de n’avoir plus affaire qu’à elles, et de pouvoir tout finir d’un coup. Des colonnes furent lancées dans les rues en fermentation, balayant les grandes, sondant les petites, à droite, à gauche, tantôt avec précaution et lentement, tantôt au pas de charge. La troupe enfonçait les portes des maisons d’où l’on avait tiré; en même temps des manœuvres de cavalerie dispersaient les groupes des boulevards. Cette répression ne se fit pas sans rumeur et sans ce fracas tumultueux propre aux chocs d’armée et de peuple. C’était là ce qu’Enjolras, dans les intervalles de la canonnade et de la mousqueterie, saisissait. En outre, il avait vu au bout de la rue passer des blessés sur des civières, et il disait à Courfeyrac: – Ces blessés-là ne viennent pas de chez nous.

L’espoir dura peu; la lueur s’éclipsa vite. En moins d’une demi-heure, ce qui était dans l’air s’évanouit, ce fut comme un éclair sans foudre, et les insurgés sentirent retomber sur eux cette espèce de chape de plomb que l’indifférence du peuple jette sur les obstinés abandonnés.

Le mouvement général qui semblait s’être vaguement dessiné avait avorté; et l’attention du ministre de la guerre et la stratégie des généraux pouvaient se concentrer maintenant sur les trois ou quatre barricades restées debout.

Le soleil montait sur l’horizon.

Un insurgé interpella Enjolras:

– On a faim ici. Est-ce que vraiment nous allons mourir comme ça sans manger?

Enjolras, toujours accoudé à son créneau, sans quitter des yeux l’extrémité de la rue, fit un signe de tête affirmatif.

Chapitre XIV Où on lira le nom de la maîtresse d’Enjolras

Courfeyrac, assis sur un pavé à côté d’Enjolras, continuait d’insulter le canon, et chaque fois que passait, avec son bruit monstrueux, cette sombre nuée de projectiles qu’on appelle la mitraille, il l’accueillait par une bouffée d’ironie.

– Tu t’époumones, mon pauvre vieux brutal, tu me fais de la peine, tu perds ton vacarme. Ce n’est pas du tonnerre, ça. C’est de la toux.

Et l’on riait autour de lui.

Courfeyrac et Bossuet, dont la vaillante belle humeur croissait avec le péril, remplaçaient, comme madame Scarron, la nourriture par la plaisanterie, et, puisque le vin manquait, versaient à tous de la gaîté.

– J’admire Enjolras, disait Bossuet. Sa témérité impassible m’émerveille. Il vit seul, ce qui le rend peut-être un peu triste; Enjolras se plaint de sa grandeur qui l’attache au veuvage. Nous autres, nous avons tous plus ou moins des maîtresses qui nous rendent fous, c’est-à-dire braves. Quand on est amoureux comme un tigre, c’est bien le moins qu’on se batte comme un lion. C’est une façon de nous venger des traits que nous font mesdames nos grisettes. Roland se fait tuer pour faire bisquer Angélique [19]. Tous nos héroïsmes viennent de nos femmes. Un homme sans femme, c’est un pistolet sans chien; c’est la femme qui fait partir l’homme. Eh bien, Enjolras n’a pas de femme. Il n’est pas amoureux, et il trouve le moyen d’être intrépide. C’est une chose inouïe qu’on puisse être froid comme la glace et hardi comme le feu.

Enjolras ne paraissait pas écouter, mais quelqu’un qui eût été près de lui l’eût entendu murmurer à demi-voix: Patria.

Bossuet riait encore quand Courfeyrac s’écria:

– Du nouveau!

вернуться

[18] Le mot a été employé pour Waterloo, voir II, 1, 5, notes 7 et 10.

вернуться

[19] Dans Roland furieux de l'Arioste.

13
{"b":"100332","o":1}