– Qu’est-ce que cela me fait?
– Je te dis qu’il est le père.
– Il n’y a pas que ce père-là.
– Écoute.
– Quoi?
– Moi, je ne peux guère sortir que masqué. Ici, je suis caché, on ne sait pas que j’y suis. Mais demain, il n’y a plus de masques. C’est mercredi des cendres. Je risque de tomber [92]. Il faut que je rentre dans mon trou. Toi, tu es libre.
– Pas trop.
– Plus que moi toujours.
– Eh bien, après?
– Il faut que tu tâches de savoir où est allée cette noce-là?
– Où elle va?
– Oui.
– Je le sais.
– Où va-t-elle donc?
– Au Cadran Bleu.
– D’abord ce n’est pas de ce côté-là.
– Eh bien! à la Râpée.
– Ou ailleurs.
– Elle est libre. Les noces sont libres.
– Ce n’est pas tout ça. Je te dis qu’il faut que tu tâches de me savoir ce que c’est que cette noce-là, dont est ce vieux, et où cette noce-là demeure.
– Plus souvent! voilà qui sera drôle. C’est commode de retrouver, huit jours après, une noce qui a passé dans Paris le mardi gras. Une tiquante [93] dans un grenier à foin! Est-ce que c’est possible?
– N’importe, il faudra tâcher. Entends-tu, Azelma?
Les deux files reprirent des deux côtés du boulevard leur mouvement en sens inverse, et la voiture des masques perdit de vue «la roulotte» de la mariée.
Chapitre II Jean Valjean a toujours son bras en écharpe
Réaliser son rêve. À qui cela est-il donné? Il doit y avoir des élections pour cela dans le ciel; nous sommes tous candidats à notre insu; les anges votent. Cosette et Marius avaient été élus.
Cosette, à la mairie et dans l’église, était éclatante et touchante. C’était Toussaint, aidée de Nicolette, qui l’avait habillée.
Cosette avait sur une jupe de taffetas blanc sa robe de guipure de Binche, un voile de point d’Angleterre, un collier de perles fines, une couronne de fleurs d’oranger; tout cela était blanc, et, dans cette blancheur, elle rayonnait. C’était une candeur exquise se dilatant et se transfigurant dans la clarté. On eût dit une vierge en train de devenir déesse.
Les beaux cheveux de Marius étaient lustrés et parfumés; on entrevoyait çà et là, sous l’épaisseur des boucles, des lignes pâles qui étaient les cicatrices de la barricade.
Le grand-père, superbe, la tête haute, amalgamant plus que jamais dans sa toilette et dans ses manières toutes les élégances du temps de Barras, conduisait Cosette. Il remplaçait Jean Valjean qui, à cause de son bras en écharpe, ne pouvait donner la main à la mariée.
Jean Valjean, en noir, suivait et souriait.
– Monsieur Fauchelevent, lui disait l’aïeul, voilà un beau jour. Je vote la fin des afflictions et des chagrins! Il ne faut plus qu’il y ait de tristesse nulle part désormais. Pardieu! je décrète la joie! Le mal n’a pas le droit d’être. Qu’il y ait des hommes malheureux, en vérité, cela est honteux pour l’azur du ciel. Le mal ne vient pas de l’homme qui, au fond, est bon. Toutes les misères humaines ont pour chef-lieu et pour gouvernement central l’enfer, autrement dit les Tuileries du diable. Bon, voilà que je dis des mots démagogiques à présent! Quant à moi, je n’ai plus d’opinion politique; que tous les hommes soient riches, c’est-à-dire joyeux, voilà à quoi je me borne.
Quand, à l’issue de toutes les cérémonies, après avoir prononcé devant le maire et devant le prêtre tous les oui possibles, après avoir signé sur les registres à la municipalité et à la sacristie, après avoir échangé leurs anneaux, après avoir été à genoux coude à coude sous le poêle de moire blanche dans la fumée de l’encensoir, ils arrivèrent se tenant par la main, admirés et enviés de tous, Marius en noir, elle en blanc, précédés du suisse à épaulettes de colonel frappant les dalles de sa hallebarde, entre deux haies d’assistants émerveillés, sous le portail de l’église ouvert à deux battants, prêts à remonter en voiture et tout étant fini, Cosette ne pouvait encore y croire. Elle regardait Marius, elle regardait la foule, elle regardait le ciel; il semblait qu’elle eût peur de se réveiller. Son air étonné et inquiet lui ajoutait on ne sait quoi d’enchanteur. Pour s’en retourner, ils montèrent ensemble dans la même voiture, Marius près de Cosette; M. Gillenormand et Jean Valjean leur faisaient vis-à-vis. La tante Gillenormand avait reculé d’un plan, et était dans la seconde voiture. – Mes enfants, disait le grand-père, vous voilà monsieur le baron et madame la baronne avec trente mille livres de rente. Et Cosette, se penchant tout contre Marius, lui caressa l’oreille de ce chuchotement angélique: – C’est donc vrai. Je m’appelle Marius. Je suis madame Toi.
Ces deux êtres resplendissaient. Ils étaient à la minute irrévocable et introuvable, à l’éblouissant point d’intersection de toute la jeunesse et de toute la joie. Ils réalisaient le vers de Jean Prouvaire [94]; à eux deux, ils n’avaient pas quarante ans. C’était le mariage sublimé; ces deux enfants étaient deux lys. Ils ne se voyaient pas, ils se contemplaient. Cosette apercevait Marius dans une gloire; Marius apercevait Cosette sur un autel. Et sur cet autel et dans cette gloire, les deux apothéoses se mêlant, au fond, on ne sait comment, derrière un nuage pour Cosette, dans un flamboiement pour Marius, il y avait la chose idéale, la chose réelle, le rendez-vous du baiser et du songe, l’oreiller nuptial.
Tout le tourment qu’ils avaient eu leur revenait en enivrement. Il leur semblait que les chagrins, les insomnies, les larmes, les angoisses, les épouvantes, les désespoirs, devenus caresses et rayons, rendaient plus charmante encore l’heure charmante qui approchait; et que les tristesses étaient autant de servantes qui faisaient la toilette de la joie. Avoir souffert, comme c’est bon! Leur malheur faisait auréole à leur bonheur. La longue agonie de leur amour aboutissait à une ascension.
C’était dans ces deux âmes le même enchantement, nuancé de volupté dans Marius et de pudeur dans Cosette. Ils se disaient tout bas: Nous irons revoir notre petit jardin de la rue Plumet. Les plis de la robe de Cosette étaient sur Marius.
Un tel jour est un mélange ineffable de rêve et de certitude. On possède et on suppose. On a encore du temps devant soi pour deviner. C’est une indicible émotion ce jour-là d’être à midi et de songer à minuit. Les délices de ces deux cœurs débordaient sur la foule et donnaient de l’allégresse aux passants.
On s’arrêtait rue Saint-Antoine devant Saint-Paul pour voir à travers la vitre de la voiture trembler les fleurs d’oranger sur la tête de Cosette.