Jean Valjean était un passant. Il l’avait dit lui-même. Eh bien, il passait. Quel qu’il fût, son rôle était fini. Il y avait désormais Marius pour faire les fonctions de la providence près de Cosette. Cosette était venue retrouver dans l’azur son pareil, son amant, son époux, son mâle céleste. En s’envolant, Cosette, ailée et transfigurée, laissait derrière elle à terre, vide et hideuse, sa chrysalide, Jean Valjean.
Dans quelque cercle d’idées que tournât Marius, il en revenait toujours à une certaine horreur de Jean Valjean. Horreur sacrée peut-être, car, nous venons de l’indiquer, il sentait un quid divinum
dans cet homme. Mais, quoi qu’on fit, et quelque atténuation qu’on y cherchât, il fallait bien toujours retomber sur ceci: c’était un forçat; c’est-à-dire l’être qui, dans l’échelle sociale, n’a même pas de place, étant au-dessous du dernier échelon. Après le dernier des hommes vient le forçat. Le forçat n’est plus, pour ainsi dire, le semblable des vivants. La loi l’a destitué de toute la quantité d’humanité qu’elle peut ôter à un homme. Marius, sur les questions pénales, en était encore, quoique démocrate, au système inexorable, et il avait, sur ceux que la loi frappe, toutes les idées de la loi. Il n’avait pas encore accompli, disons-le, tous les progrès. Il n’en était pas encore à distinguer entre ce qui est écrit par l’homme et ce qui est écrit par Dieu, entre la loi et le droit. Il n’avait point examiné et pesé le droit que prend l’homme de disposer de l’irrévocable et de l’irréparable. Il n’était pas révolté du mot vindicte. Il trouvait simple que de certaines effractions de la loi écrite fussent suivies de peines éternelles, et il acceptait, comme procédé de civilisation, la damnation sociale. Il en était encore là, sauf à avancer infailliblement plus tard, sa nature étant bonne, et au fond toute faite de progrès latent.
Dans ce milieu d’idées, Jean Valjean lui apparaissait difforme et repoussant. C’était le réprouvé. C’était le forçat. Ce mot était pour lui comme un son de trompette du jugement; et, après avoir considéré longtemps Jean Valjean, son dernier geste était de détourner la tête. Vade retro
.
Marius, il faut le reconnaître et même y insister, tout en interrogeant Jean Valjean au point que Jean Valjean lui avait dit: vous me confessez, ne lui avait pourtant pas fait deux ou trois questions décisives. Ce n’était pas qu’elles ne se fussent présentées à son esprit, mais il en avait eu peur. Le galetas Jondrette? La barricade? Javert? Qui sait où se fussent arrêtées les révélations? Jean Valjean ne semblait pas homme à reculer, et qui sait si Marius, après l’avoir poussé, n’aurait pas souhaité le retenir? Dans de certaines conjonctures suprêmes, ne nous est-il pas arrivé à tous, après avoir fait une question, de nous boucher les oreilles pour ne pas entendre la réponse? C’est surtout quand on aime qu’on a de ces lâchetés-là. Il n’est pas sage de questionner à outrance les situations sinistres, surtout quand le côté indissoluble de notre propre vie y est fatalement mêlé. Des explications désespérées de Jean Valjean, quelque épouvantable lumière pouvait sortir, et qui sait si cette clarté hideuse n’aurait pas rejailli jusqu’à Cosette? Qui sait s’il n’en fût pas resté une sorte de lueur infernale sur le front de cet ange? L’éclaboussure d’un éclair, c’est encore de la foudre. La fatalité a de ces solidarités-là, où l’innocence elle-même s’empreint de crime par la sombre loi des reflets colorants. Les plus pures figures peuvent garder à jamais la réverbération d’un voisinage horrible. À tort ou à raison, Marius avait eu peur. Il en savait déjà trop. Il cherchait plutôt à s’étourdir qu’à s’éclairer. Éperdu, il emportait Cosette dans ses bras en fermant les yeux sur Jean Valjean.
Cet homme était de la nuit, de la nuit vivante et terrible. Comment oser en chercher le fond? C’est une épouvante de questionner l’ombre. Qui sait ce qu’elle va répondre? L’aube pourrait en être noircie pour jamais.
Dans cette situation d’esprit, c’était pour Marius une perplexité poignante de penser que cet homme aurait désormais un contact quelconque avec Cosette. Ces questions redoutables, devant lesquelles il avait reculé, et d’où aurait pu sortir une décision implacable et définitive, il se reprochait presque à présent de ne pas les avoir faites. Il se trouvait trop bon, trop doux, disons le mot, trop faible. Cette faiblesse l’avait entraîné à une concession imprudente. Il s’était laissé toucher. Il avait eu tort. Il aurait dû purement et simplement rejeter Jean Valjean. Jean Valjean était la part du feu, il aurait dû la faire, et débarrasser sa maison de cet homme. Il s’en voulait, il en voulait à la brusquerie de ce tourbillon d’émotions qui l’avait assourdi, aveuglé, et entraîné. Il était mécontent de lui-même.
Que faire maintenant? Les visites de Jean Valjean lui répugnaient profondément. À quoi bon cet homme chez lui? que faire? Ici il s’étourdissait, il ne voulait pas creuser, il ne voulait pas approfondir; il ne voulait pas se sonder lui-même. Il avait promis, il s’était laissé entraîner à promettre; Jean Valjean avait sa promesse; même à un forçat, surtout à un forçat, on doit tenir sa parole. Toutefois, son premier devoir était envers Cosette. En somme, une répulsion, qui dominait tout, le soulevait.
Marius roulait confusément tout cet ensemble d’idées dans son esprit, passant de l’une à l’autre, et remué par toutes. De là un trouble profond. Il ne lui fut pas aisé de cacher ce trouble à Cosette, mais l’amour est un talent, et Marius y parvint.
Du reste, il fit, sans but apparent, des questions à Cosette, candide comme une colombe est blanche, et ne se doutant de rien; il lui parla de son enfance et de sa jeunesse, et il se convainquit de plus en plus que tout ce qu’un homme peut être de bon, de paternel et de respectable, ce forçat l’avait été pour Cosette. Tout ce que Marius avait entrevu et supposé était réel. Cette ortie sinistre avait aimé et protégé ce lys.
Livre huitième – La décroissance crépusculaire
Chapitre I La chambre d’en bas
Le lendemain, à la nuit tombante, Jean Valjean frappait à la porte cochère de la maison Gillenormand. Ce fut Basque qui le reçut. Basque se trouvait dans la cour à point nommé, et comme s’il avait eu des ordres. Il arrive quelquefois qu’on dit à un domestique: Vous guetterez monsieur un tel, quand il arrivera.
Basque, sans attendre que Jean Valjean vînt à lui, lui adressa la parole:
– Monsieur le baron m’a chargé de demander à monsieur s’il désire monter ou rester en bas?
– Rester en bas, répondit Jean Valjean.
Basque, d’ailleurs absolument respectueux, ouvrit la porte de la salle basse et dit: Je vais prévenir madame.
La pièce où Jean Valjean entra était un rez-de-chaussée voûté et humide, servant de cellier dans l’occasion, donnant sur la rue, carrelé de carreaux rouges, et mal éclairé d’une fenêtre à barreaux de fer.
Cette chambre n’était pas de celles que harcèlent le houssoir, la tête de loup et le balai. La poussière y était tranquille. La persécution des araignées n’y était pas organisée. Une telle toile, largement étalée, bien noire, ornée de mouches mortes, faisait la roue sur une des vitres de la fenêtre. La salle, petite et basse, était meublée d’un tas de bouteilles vides amoncelées dans un coin. La muraille, badigeonnée d’un badigeon d’ocre jaune, s’écaillait par larges plaques. Au fond, il y avait une cheminée de bois peinte en noir à tablette étroite. Un feu y était allumé; ce qui indiquait qu’on avait compté sur la réponse de Jean Valjean: Rester en bas.