Javert semblait ne pas entendre. Il appuyait sur Jean Valjean sa prunelle fixe. Son menton froncé poussait ses lèvres vers son nez, signe de rêverie farouche. Enfin, il lâcha Jean Valjean, se dressa tout d’une pièce, reprit à plein poignet le casse-tête, et, comme dans un songe, murmura plutôt qu’il ne prononça cette question:
– Que faites-vous là? et qu’est-ce que c’est que cet homme?
Il continuait de ne plus tutoyer Jean Valjean.
Jean Valjean répondit, et le son de sa voix parut réveiller Javert:
– C’est de lui précisément que je voulais vous parler. Disposez de moi comme il vous plaira; mais aidez-moi d’abord à le rapporter chez lui. Je ne vous demande que cela.
La face de Javert se contracta comme cela lui arrivait toutes les fois qu’on semblait le croire capable d’une concession. Cependant il ne dit pas non.
Il se courba de nouveau, tira de sa poche un mouchoir qu’il trempa dans l’eau, et essuya le front ensanglanté de Marius.
– Cet homme était à la barricade, dit-il à demi-voix et comme se parlant à lui-même. C’est celui qu’on appelait Marius.
Espion de première qualité, qui avait tout observé, tout écouté, tout entendu et tout recueilli, croyant mourir; qui épiait même dans l’agonie, et qui, accoudé sur la première marche du sépulcre, avait pris des notes.
Il saisit la main de Marius, cherchant le pouls.
– C’est un blessé, dit Jean Valjean.
– C’est un mort, dit Javert.
Jean Valjean répondit:
– Non. Pas encore.
– Vous l’avez donc apporté de la barricade ici? observa Javert.
Il fallait que sa préoccupation fût profonde pour qu’il n’insistât point sur cet inquiétant sauvetage par l’égout, et pour qu’il ne remarquât même pas le silence de Jean Valjean après sa question.
Jean Valjean, de son côté, semblait avoir une pensée unique. Il reprit:
– Il demeure au Marais, rue des Filles-du-Calvaire, chez son aïeul…- Je ne sais plus le nom.
Jean Valjean fouilla dans l’habit de Marius, en tira le portefeuille, l’ouvrit à la page crayonnée par Marius, et le tendit à Javert.
Il y avait encore dans l’air assez de clarté flottante pour qu’on pût lire. Javert, en outre, avait dans l’œil la phosphorescence féline des oiseaux de nuit. Il déchiffra les quelques lignes écrites par Marius, et grommela:
– Gillenormand, rue des Filles-du-Calvaire, numéro 6.
Puis il cria:
– Cocher!
On se rappelle le fiacre qui attendait, en cas.
Javert garda le portefeuille de Marius.
Un moment après, la voiture, descendue par la rampe de l’abreuvoir, était sur la berge, Marius était déposé sur la banquette du fond, et Javert s’asseyait près de Jean Valjean sur la banquette de devant.
La portière refermée, le fiacre s’éloigna rapidement, remontant les quais dans la direction de la Bastille.
Ils quittèrent les quais et entrèrent dans les rues. Le cocher, silhouette noire sur son siège, fouettait ses chevaux maigres. Silence glacial dans le fiacre. Marius, immobile, le torse adossé au coin du fond, la tête abattue sur la poitrine, les bras pendants, les jambes roides, paraissait ne plus attendre qu’un cercueil; Jean Valjean semblait fait d’ombre, et Javert de pierre; et dans cette voiture pleine de nuit, dont l’intérieur, chaque fois qu’elle passait devant un réverbère, apparaissait lividement blêmi comme par un éclair intermittent, le hasard réunissait et semblait confronter lugubrement les trois immobilités tragiques, le cadavre, le spectre, la statue.
Chapitre X Rentrée de l’enfant prodigue de sa vie
À chaque cahot du pavé, une goutte de sang tombait des cheveux de Marius.
Il était nuit close quand le fiacre arriva au numéro 6 de la rue des Filles-du-Calvaire.
Javert mit pied à terre le premier, constata d’un coup d’œil le numéro au-dessus de la porte cochère, et, soulevant le lourd marteau de fer battu, historié à la vieille mode d’un bouc et d’un satyre qui s’affrontaient, frappa un coup violent. Le battant s’entr’ouvrit, et Javert le poussa. Le portier se montra à demi, bâillant, vaguement réveillé, une chandelle à la main.
Tout dormait dans la maison. On se couche de bonne heure au Marais; surtout les jours d’émeute. Ce bon vieux quartier, effarouché par la révolution, se réfugie dans le sommeil, comme les enfants, lorsqu’ils entendent venir Croquemitaine, cachent bien vite leur tête sous leur couverture.
Cependant Jean Valjean et le cocher tiraient Marius du fiacre, Jean Valjean le soutenant sous les aisselles et le cocher sous les jarrets.
Tout en portant Marius de la sorte, Jean Valjean glissa sa main sous les vêtements qui étaient largement déchirés, tâta la poitrine et s’assura que le cœur battait encore. Il battait même un peu moins faiblement, comme si le mouvement de la voiture avait déterminé une certaine reprise de la vie.
Javert interpella le portier du ton qui convient au gouvernement en présence du portier d’un factieux.
– Quelqu’un qui s’appelle Gillenormand?
– C’est ici. Que lui voulez-vous?
– On lui rapporte son fils.
– Son fils? dit le portier avec hébétement.
– Il est mort.
Jean Valjean, qui venait, déguenillé et souillé, derrière Javert, et que le portier regardait avec quelque horreur, lui fit signe de la tête que non.
Le portier ne parut comprendre ni le mot de Javert, ni le signe de Jean Valjean.
Javert continua:
– Il est allé à la barricade, et le voilà.
– À la barricade! s’écria le portier.
– Il s’est fait tuer. Allez réveiller le père.
Le portier ne bougeait pas.
– Allez donc! reprit Javert.
Et il ajouta:
– Demain il y aura ici de l’enterrement.
Pour Javert, les incidents habituels de la voie publique étaient classés catégoriquement, ce qui est le commencement de la prévoyance et de la surveillance, et chaque éventualité avait son compartiment; les faits possibles étaient en quelque sorte dans des tiroirs d’où ils sortaient, selon l’occasion, en quantités variables; il y avait, dans la rue, du tapage, de l’émeute, du carnaval, de l’enterrement.
Le portier se borna à réveiller Basque. Basque réveilla Nicolette; Nicolette réveilla la tante Gillenormand. Quant au grand-père, on le laissa dormir, pensant qu’il saurait toujours la chose assez tôt.