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Il y a quelque part dans la brume des vieux enfers un tonneau comme cela.

N’est-on pas pardonnable de refuser enfin? Est-ce que l’inépuisable peut avoir un droit? Est-ce que les chaînes sans fin ne sont pas au-dessus de la force humaine? Qui donc blâmerait Sisyphe et Jean Valjean de dire: c’est assez!

L’obéissance de la matière est limitée par le frottement; est-ce qu’il n’y a pas une limite à l’obéissance de l’âme? Si le mouvement perpétuel est impossible, est-ce que le dévouement perpétuel est exigible?

Le premier pas n’est rien; c’est le dernier qui est difficile. Qu’était-ce que l’affaire Champmathieu à côté du mariage de Cosette et de ce qu’il entraînait? Qu’est-ce que ceci: entrer dans le bagne, à côté de ceci: entrer dans le néant?

Ô première marche à descendre, que tu es sombre! Ô seconde marche, que tu es noire!

Comment ne pas détourner la tête cette fois?

Le martyre est une sublimation, sublimation corrosive. C’est une torture qui sacre. On peut y consentir la première heure; on s’assied sur le trône de fer rouge, on met sur son front la couronne de fer rouge, on accepte le globe de fer rouge, on prend le sceptre de fer rouge, mais il reste encore à vêtir le manteau de flamme, et n’y a-t-il pas un moment où la chair misérable se révolte, et où l’on abdique le supplice [101]?

Enfin Jean Valjean entra dans le calme de l’accablement.

Il pesa, il songea, il considéra les alternatives de la mystérieuse balance de lumière et d’ombre.

Imposer son bagne à ces deux enfants éblouissants, ou consommer lui-même son irrémédiable engloutissement. D’un côté le sacrifice de Cosette, de l’autre le sien propre.

À quelle solution s’arrêta-t-il?

Quelle détermination prit-il? Quelle fut, au dedans de lui-même, sa réponse définitive à l’incorruptible interrogatoire de la fatalité? Quelle porte se décida-t-il à ouvrir? Quel côté de sa vie prit-il le parti de fermer et de condamner? Entre tous ces escarpements insondables qui l’entouraient, quel fut son choix? Quelle extrémité accepta-t-il? Auquel de ces gouffres fit-il un signe de tête?

Sa rêverie vertigineuse dura toute la nuit.

Il resta là jusqu’au jour, dans la même attitude, ployé en deux sur ce lit, prosterné sous l’énormité du sort, écrasé peut-être, hélas! les poings crispés, les bras étendus à angle droit comme un crucifié décloué qu’on aurait jeté la face contre terre. Il demeura douze heures, les douze heures d’une longue nuit d’hiver, glacé, sans relever la tête et sans prononcer une parole. Il était immobile comme un cadavre, pendant que sa pensée se roulait à terre et s’envolait, tantôt comme l’hydre, tantôt comme l’aigle. À le voir ainsi sans mouvement on eût dit un mort; tout à coup il tressaillait convulsivement et sa bouche, collée aux vêtements de Cosette, les baisait [102]; alors on voyait qu’il vivait.

Qui? on? puisque Jean Valjean était seul et qu’il n’y avait personne là?

Le On qui est dans les ténèbres.

Livre septième – La dernière gorgée du calice [103]

Chapitre I Le septième cercle [104] et le huitième ciel

Les lendemains de noce sont solitaires. On respecte le recueillement des heureux. Et aussi un peu leur sommeil attardé. Le brouhaha des visites et des félicitations ne commence que plus tard. Le matin du 17 février, il était un peu plus de midi quand Basque, la serviette et le plumeau sous le bras, occupé «à faire son antichambre», entendit un léger frappement à la porte. On n’avait point sonné, ce qui est discret un pareil jour. Basque ouvrit et vit M. Fauchelevent. Il l’introduisit dans le salon, encore encombré et sens dessus dessous, et qui avait l’air du champ de bataille des joies de la veille.

– Dame, monsieur, observa Basque, nous nous sommes réveillés tard.

– Votre maître est-il levé? demanda Jean Valjean.

– Comment va le bras de monsieur? répondit Basque.

– Mieux. Votre maître est-il levé?

– Lequel? l’ancien ou le nouveau?

– Monsieur Pontmercy.

– Monsieur le baron? fit Basque en se redressant.

On est surtout baron pour ses domestiques. Il leur en revient quelque chose; ils ont ce qu’un philosophe appellerait l’éclaboussure du titre, et cela les flatte. Marius, pour le dire en passant, républicain militant, et il l’avait prouvé, était maintenant baron malgré lui. Une petite révolution s’était faite dans la famille sur ce titre. C’était à présent M. Gillenormand qui y tenait et Marius qui s’en détachait. Mais le colonel Pontmercy avait écrit: Mon fils portera mon titre. Marius obéissait. Et puis Cosette, en qui la femme commençait à poindre, était ravie d’être baronne.

– Monsieur le baron? répéta Basque. Je vais voir. Je vais lui dire que monsieur Fauchelevent est là.

– Non. Ne lui dites pas que c’est moi. Dites-lui que quelqu’un demande à lui parler en particulier, et ne lui dites pas de nom.

– Ah! fit Basque.

– Je veux lui faire une surprise.

– Ah! reprit Basque, se donnant à lui-même son second ah! comme explication du premier.

Et il sortit.

Jean Valjean resta seul.

Le salon, nous venons de le dire, était tout en désordre. Il semblait qu’en prêtant l’oreille on eût pu y entendre encore la vague rumeur de la noce. Il y avait sur le parquet toutes sortes de fleurs tombées des guirlandes et des coiffures. Les bougies brûlées jusqu’au tronçon ajoutaient aux cristaux des lustres des stalactites de cire. Pas un meuble n’était à sa place. Dans des coins, trois ou quatre fauteuils, rapprochés les uns des autres et faisant cercle, avaient l’air de continuer une causerie. L’ensemble était riant. Il y a encore une certaine grâce dans une fête morte. Cela a été heureux. Sur ces chaises en désarroi, parmi ces fleurs qui se fanent, sous ces lumières éteintes, on a pensé de la joie. Le soleil succédait au lustre, et entrait gaîment dans le salon.

Quelques minutes s’écoulèrent. Jean Valjean était immobile à l’endroit où Basque l’avait quitté. Il était très pâle. Ses yeux étaient creux et tellement enfoncés par l’insomnie sous l’orbite qu’ils y disparaissaient presque. Son habit noir avait les plis fatigués d’un vêtement qui a passé la nuit. Les coudes étaient blanchis de ce duvet que laisse au drap le frottement du linge. Jean Valjean regardait à ses pieds la fenêtre dessinée sur le parquet par le soleil.

Un bruit se fit à la porte, il leva les yeux.

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[101] Dès 1821, Hugo avait noté dans un carnet: «6 juillet. Un chef hongrois avait ambitionné le trône. On l'enchaîna sur un trône de fer rouge, puis on orna sa tête d'une couronne de fer rouge, sa poitrine et son cou d'un collier de fer rouge, on chargea sa main d'un sceptre de fer rouge. Voilà l'homme de génie dans sa gloire.» (éd. J. Massin, t. I, p. 1183.)

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[102] Cette attitude de Jean Valjean est identique à celle des religieuses faisant la «réparation» – voir H, 5,7; II, 6,2 et II, 8,9. La violence qui caractérise cette «nuit blanche» de Jean Valjean est à rapprocher de celle, démente, qui emporta, dit-on, Eugène Hugo le soir même des noces de son frère.

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[103] Allusion à la prière du Christ au Jardin des Oliviers, avant sa crucifixion: «Père, si vous le voulez, éloignez de moi ce calice! Toutefois que votre volonté soit faite et non la mienne.» L'arrivée de Cosette accomplit le verset suivant: «Alors un ange lui apparut du ciel pour le fortifier.» (Luc, XXII, 42-43.)

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[104] Septième cercle de l'enfer pour Jean Valjean et huitième ciel pour Marius et Cosette?

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