Si Marius avait été familier avec les institutions occultes de Paris, il eût tout de suite reconnu, sur le dos du visiteur que Basque venait d’introduire, l’habit d’homme d’État [113] emprunté au Décroche-moi-ça du Changeur.
Le désappointement de Marius, en voyant entrer un homme autre que celui qu’il attendait, tourna en disgrâce pour le nouveau venu. Il l’examina des pieds à la tête, pendant que le personnage s’inclinait démesurément, et lui demanda d’un ton bref:
– Que voulez-vous?
L’homme répondit avec un rictus aimable dont le sourire caressant d’un crocodile donnerait quelque idée:
– Il me semble impossible que je n’aie pas déjà eu l’honneur de voir monsieur le baron dans le monde. Je crois bien l’avoir particulièrement rencontré, il y a quelques années, chez madame la princesse Bagration et dans les salons de sa seigneurie le vicomte Dambray, pair de France.
C’est toujours une bonne tactique en coquinerie que d’avoir l’air de reconnaître quelqu’un qu’on ne connaît point.
Marius était attentif au parler de cet homme. Il épiait l’accent et le geste, mais son désappointement croissait; c’était une prononciation nasillarde, absolument différente du son de voix aigre et sec auquel il s’attendait. Il était tout à fait dérouté.
– Je ne connais, dit-il, ni madame Bagration, ni M. Dambray. Je n’ai de ma vie mis le pied ni chez l’un ni chez l’autre.
La réponse était bourrue. Le personnage, gracieux quand même, insista.
– Alors, ce sera chez Chateaubriand que j’aurai vu monsieur! Je connais beaucoup Chateaubriand. Il est très affable. Il me dit quelquefois: Thénard, mon ami… est-ce que vous ne buvez pas un verre avec moi?
Le front de Marius devint de plus en plus sévère:
– Je n’ai jamais eu l’honneur d’être reçu chez monsieur de Chateaubriand. Abrégeons. Qu’est-ce que vous voulez?
L’homme, devant la voix plus dure, salua plus bas.
– Monsieur le baron, daignez m’écouter. Il y a en Amérique, dans un pays qui est du côté de Panama, un village appelé la Joya [114]. Ce village se compose d’une seule maison. Une grande maison carrée de trois étages en briques cuites au soleil, chaque côté du carré long de cinq cents pieds, chaque étage en retraite de douze pieds sur l’étage inférieur de façon à laisser devant soi une terrasse qui fait le tour de l’édifice, au centre une cour intérieure où sont les provisions et les munitions, pas de fenêtres, des meurtrières, pas de porte, des échelles, des échelles pour monter du sol à la première terrasse, et de la première à la seconde, et de la seconde à la troisième, des échelles pour descendre dans la cour intérieure, pas de portes aux chambres, des trappes, pas d’escaliers aux chambres, des échelles; le soir on ferme les trappes, on retire les échelles, on braque des tromblons et des carabines aux meurtrières; nul moyen d’entrer; une maison le jour, une citadelle la nuit, huit cents habitants, voilà ce village. Pourquoi tant de précautions? c’est que ce pays est dangereux; il est plein d’anthropophages. Alors pourquoi y va-t-on? c’est que ce pays est merveilleux; on y trouve de l’or.
– Où voulez-vous en venir? interrompit Marius qui du désappointement passait à l’impatience.
– À ceci, monsieur le baron. Je suis un ancien diplomate fatigué. La vieille civilisation m’a mis sur les dents. Je veux essayer des sauvages.
– Après?
– Monsieur le baron, l’égoïsme est la loi du monde. La paysanne prolétaire qui travaille à la journée se retourne quand la diligence passe, la paysanne propriétaire qui travaille à son champ ne se retourne pas. Le chien du pauvre aboie après le riche, le chien du riche aboie après le pauvre. Chacun pour soi. L’intérêt, voilà le but des hommes. L’or, voilà l’aimant.
– Après? Concluez.
– Je voudrais aller m’établir à la Joya. Nous sommes trois. J’ai mon épouse et ma demoiselle; une fille qui est fort belle. Le voyage est long et cher. Il me faut un peu d’argent.
– En quoi cela me regarde-t-il? demanda Marius.
L’inconnu tendit le cou hors de sa cravate, geste propre au vautour, et répliqua avec un redoublement de sourire:
– Est-ce que monsieur le baron n’a pas lu ma lettre?
Cela était à peu près vrai. Le fait est que le contenu de l’épître avait glissé sur Marius. Il avait vu l’écriture plus qu’il n’avait lu la lettre. Il s’en souvenait à peine. Depuis un moment un nouvel éveil venait de lui être donné. Il avait remarqué ce détail: mon épouse et ma demoiselle. Il attachait sur l’inconnu un œil pénétrant. Un juge d’instruction n’eût pas mieux regardé. Il le guettait presque. Il se borna à lui répondre:
– Précisez.
L’inconnu inséra ses deux mains dans ses deux goussets, releva sa tête sans redresser son épine dorsale, mais en scrutant de son côté Marius avec le regard vert de ses lunettes.
– Soit, monsieur le baron. Je précise. J’ai un secret à vous vendre.
– Un secret?
– Un secret.
– Qui me concerne?
– Un peu.
– Quel est ce secret?
Marius examinait de plus en plus l’homme, tout en l’écoutant.
– Je commence gratis, dit l’inconnu. Vous allez voir que je suis intéressant.
– Parlez.
– Monsieur le baron, vous avez chez vous un voleur et un assassin.
Marius tressaillit.
– Chez moi? non, dit-il.
L’inconnu, imperturbable, brossa son chapeau du coude, et poursuivit:
– Assassin et voleur. Remarquez, monsieur le baron, que je ne parle pas ici de faits anciens, arriérés, caducs, qui peuvent être effacés par la prescription devant la loi et par le repentir devant Dieu. Je parle de faits récents, de faits actuels, de faits encore ignorés de la justice à cette heure. Je continue. Cet homme s’est glissé dans votre confiance, et presque dans votre famille, sous un faux nom. Je vais vous dire son nom vrai. Et vous le dire pour rien.
– J’écoute.
– Il s’appelle Jean Valjean.
– Je le sais.
– Je vais vous dire, également pour rien, qui il est.
– Dites.
– C’est un ancien forçat.
– Je le sais.
– Vous le savez depuis que j’ai eu l’honneur de vous le dire.
– Non. Je le savais auparavant.