Fauchelevent recula et se fît craquer les os des doigts.
– Mais c’est impossible!
– Bah! prendre un marteau et clouer des clous dans une planche!
Ce qui semblait inouï à Fauchelevent était, nous le répétons, simple pour Jean Valjean. Jean Valjean avait traversé de pires détroits. Quiconque a été prisonnier sait l’art de se rapetisser selon le diamètre des évasions. Le prisonnier est sujet à la fuite comme le malade à la crise qui le sauve ou qui le perd. Une évasion, c’est une guérison. Que n’accepte-t-on pas pour guérir? Se faire clouer et emporter dans une caisse comme un colis, vivre longtemps dans une boîte, trouver de l’air où il n’y en a pas, économiser sa respiration des heures entières, savoir étouffer sans mourir, c’était là un des sombres talents de Jean Valjean.
Du reste, une bière dans laquelle il y a un être vivant, cet expédient de forçat, est aussi un expédient d’empereur. S’il faut en croire le moine Austin Castillejo, ce fut le moyen que Charles-Quint, voulant après son abdication revoir une dernière fois la Plombes, employa pour la faire entrer dans le monastère de Saint-Just et pour l’en faire sortir [130].
Fauchelevent, un peu revenu à lui, s’écria:
– Mais comment ferez-vous pour respirer?
– Je respirerai.
– Dans cette boîte! Moi, seulement d’y penser, je suffoque.
– Vous avez bien une vrille, vous ferez quelques petits trous autour de la bouche çà et là, et vous clouerez sans serrer la planche de dessus.
– Bon! Et s’il vous arrive de tousser ou d’éternuer?
– Celui qui s’évade ne tousse pas et n’éternue pas.
Et Jean Valjean ajouta:
– Père Fauchelevent, il faut se décider: ou être pris ici, ou accepter la sortie par le corbillard.
Tout le monde a remarqué le goût qu’ont les chats de s’arrêter et de flâner entre les deux battants d’une porte entre-bâillée. Qui n’a dit à un chat: Mais entre donc! Il y a des hommes qui, dans un incident entr’ouvert devant eux, ont aussi une tendance à rester indécis entre deux résolutions, au risque de se faire écraser par le destin fermant brusquement l’aventure. Les trop prudents, tout chats qu’ils sont, et parce qu’ils sont chats, courent quelquefois plus de danger que les audacieux. Fauchelevent était de cette nature hésitante. Pourtant le sang-froid de Jean Valjean le gagnait malgré lui. Il grommela:
– Au fait, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen.
Jean Valjean reprit:
– La seule chose qui m’inquiète, c’est ce qui se passera au cimetière.
– C’est justement cela qui ne m’embarrasse pas, s’écria Fauchelevent. Si vous êtes sûr de vous tirer de la bière, moi je suis sûr de vous tirer de la fosse. Le fossoyeur est un ivrogne de mes amis. C’est le père Mestienne. Un vieux de la vieille vigne. Le fossoyeur met les morts dans la fosse, et moi je mets le fossoyeur dans ma poche. Ce qui se passera je vais vous le dire. On arrivera un peu avant la brune, trois quarts d’heure avant la fermeture des grilles du cimetière. Le corbillard roulera jusqu’à la fosse. Je suivrai; c’est ma besogne. J’aurai un marteau, un ciseau et des tenailles dans ma poche. Le corbillard s’arrête, les croque-morts vous nouent une corde autour de votre bière et vous descendent. Le prêtre dit les prières, fait le signe de croix, jette l’eau bénite, et file. Je reste seul avec le père Mestienne. C’est mon ami, je vous dis. De deux choses l’une, ou il sera soûl, ou il ne sera pas soûl. S’il n’est pas soûl, je lui dis: Viens boire un coup pendant que le Bon Coing est encore ouvert. Je l’emmène, je le grise, le père Mestienne n’est pas long à griser, il est toujours commencé, je te le couche sous la table, je lui prends sa carte pour rentrer au cimetière, et je reviens sans lui. Vous n’avez plus affaire qu’à moi. S’il est soûl, je lui dis: Va-t’en, je vais faire ta besogne. Il s’en va, et je vous tire du trou.
Jean Valjean lui tendit sa main sur laquelle Fauchelevent se précipita avec une touchante effusion paysanne.
– C’est convenu, père Fauchelevent. Tout ira bien.
– Pourvu que rien ne se dérange, pensa Fauchelevent. Si cela allait devenir terrible!
Chapitre V Il ne suffit pas d'être ivrogne pour être immortel
Le lendemain, comme le soleil déclinait, les allants et venants fort clairsemés du boulevard du Maine ôtaient leur chapeau au passage d’un corbillard vieux modèle, orné de têtes de mort, de tibias et de larmes. Dans ce corbillard il y avait un cercueil couvert d’un drap blanc sur lequel s’étalait une vaste croix noire, pareille à une grande morte dont les bras pendent. Un carrosse drapé, où l’on apercevait un prêtre en surplis et un enfant de chœur en calotte rouge, suivait. Deux croque-morts en uniforme gris à parements noirs marchaient à droite et à gauche du corbillard. Derrière venait un vieux homme en habits d’ouvrier, qui boitait. Ce cortège se dirigeait vers le cimetière Vaugirard [131].
On voyait passer de la poche de l’homme le manche d’un marteau, la lame d’un ciseau à froid et la double antenne d’une paire de tenailles.
Le cimetière Vaugirard faisait exception parmi les cimetières de Paris. Il avait ses usages particuliers, de même qu’il avait sa porte cochère et sa porte bâtarde que, dans le quartier, les vieilles gens, tenaces aux vieux mots, appelaient la porte cavalière et la porte piétonne. Les bernardines-bénédictines du Petit-Picpus avaient obtenu, nous l’avons dit, d’y être enterrées dans un coin à part et le soir, ce terrain ayant jadis appartenu à leur communauté. Les fossoyeurs, ayant de cette façon dans le cimetière un service du soir l’été et de nuit l’hiver, y étaient astreints à une discipline particulière. Les portes des cimetières de Paris se fermaient à cette époque au coucher du soleil, et, ceci étant une mesure d’ordre municipal, le cimetière Vaugirard y était soumis comme les autres. La porte cavalière et la porte piétonne étaient deux grilles contiguës, accostées d’un pavillon bâti par l’architecte Perronet et habité par le portier du cimetière. Ces grilles tournaient donc inexorablement sur leurs gonds à l’instant où le soleil disparaissait derrière le dôme des Invalides. Si quelque fossoyeur, à ce moment-là, était attardé dans le cimetière, il n’avait qu’une ressource pour sortir, sa carte de fossoyeur délivrée par l’administration des pompes funèbres. Une espèce de boîte aux lettres était pratiquée dans le volet de la fenêtre du concierge. Le fossoyeur jetait sa carte dans cette boîte, le concierge l’entendait tomber, tirait le cordon, et la porte piétonne s’ouvrait. Si le fossoyeur n’avait pas sa carte, il se nommait, le concierge, parfois couché et endormi, se levait, allait reconnaître le fossoyeur, et ouvrait la porte avec la clef; le fossoyeur sortait, mais payait quinze francs d’amende.
Ce cimetière, avec ses originalités en dehors de la règle, gênait la symétrie administrative. On l’a supprimé peu après 1830. Le cimetière Montparnasse, dit cimetière de l’Est, lui a succédé, et a hérité de ce fameux cabaret mitoyen au cimetière Vaugirard qui était surmonté d’un coing peint sur une planche, et qui faisait angle, d’un côté sur les tables des buveurs, de l’autre sur les tombeaux, avec cette enseigne: Au Bon Coing.