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Il y a un demi-siècle, dans cette langue usuelle populaire, toute faite de traditions, qui s’obstine à appeler l’Institut les Quatre-Nations et l’Opéra-Comique Feydeau, l’endroit précis où était parvenu Jean Valjean se nommait le Petit-Picpus. La porte Saint-Jacques, la porte Paris, la barrière des Sergents, les Porcherons, la Galiote, les Célestins, les Capucins, le Mail, la Bourbe, l’Arbre-de-Cracovie, la Petite-Pologne, le Petit-Picpus [84], ce sont les noms du vieux Paris surnageant dans le nouveau. La mémoire du peuple flotte sur ces épaves du passé.

Le Petit-Picpus, qui du reste a existé à peine et n’a jamais été qu’une ébauche de quartier, avait presque l’aspect monacal d’une ville espagnole [85]. Les chemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties. Excepté les deux ou trois rues dont nous allons parler, tout y était muraille et solitude. Pas une boutique, pas une voiture; à peine çà et là une chandelle allumée aux fenêtres; toute lumière éteinte après dix heures. Des jardins, des couvents, des chantiers, des marais; de rares maisons basses, et de grands murs aussi hauts que les maisons.

Tel était ce quartier au dernier siècle. La révolution l’avait déjà fort rabroué. L’édilité républicaine l’avait démoli, percé, troué. Des dépôts de gravats y avaient été établis. Il y a trente ans, ce quartier disparaissait sous la rature des constructions nouvelles. Aujourd’hui il est biffé tout à fait. Le Petit-Picpus, dont aucun plan actuel n’a gardé trace, est assez clairement indiqué dans le plan de 1727, publié à Paris chez Denis Thierry, rue Saint-Jacques, vis-à-vis la rue du Plâtre, et à Lyon chez Jean Girin rue Mercière, à la Prudence. Le Petit-Picpus avait ce que nous venons d’appeler un Y de rues, formé par la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine s’écartant en deux branches et prenant à gauche le nom de petite rue Picpus et à droite le nom de rue Polonceau. Les deux branches de l’Y étaient réunies à leur sommet comme par une barre. Cette barre se nommait rue Droit-Mur. La rue Polonceau y aboutissait; la petite rue Picpus passait outre, et montait vers le marché Lenoir. Celui qui, venant de la Seine, arrivait à l’extrémité de la rue Polonceau, avait à sa gauche la rue Droit-Mur, tournant brusquement à angle droit, devant lui la muraille de cette rue, et à sa droite un prolongement tronqué de la rue Droit-Mur, sans issue, appelé le cul-de-sac Genrot.

C’est là qu’était Jean Valjean.

Comme nous venons de le dire, en apercevant la silhouette noire, en vedette à l’angle de la rue Droit-Mur et de la petite rue Picpus, il recula. Nul doute. Il était guetté par ce fantôme.

Que faire?

Il n’était plus temps de rétrograder. Ce qu’il avait vu remuer dans l’ombre à quelque distance derrière lui le moment d’auparavant, c’était sans doute Javert et son escouade. Javert était probablement déjà au commencement de la rue à la fin de laquelle était Jean Valjean. Javert, selon toute apparence, connaissait ce petit dédale, et avait pris ses précautions en envoyant un de ses hommes garder l’issue. Ces conjectures, si ressemblantes à des évidences, tourbillonnèrent tout de suite, comme une poignée de poussière qui s’envole à un vent subit, dans le cerveau douloureux de Jean Valjean. Il examina le cul-de-sac Genrot; là, barrage. Il examina la petite rue Picpus; là, une sentinelle. Il voyait cette figure sombre se détacher en noir sur le pavé blanc inondé de lune. Avancer, c’était tomber sur cet homme. Reculer, c’était se jeter dans Javert. Jean Valjean se sentait pris comme dans un filet qui se resserrait lentement. Il regarda le ciel avec désespoir.

Chapitre IV Les tâtonnements de l'évasion

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se figurer d’une manière exacte la ruelle Droit-Mur, et en particulier l’angle qu’on laissait à gauche quand on sortait de la rue Polonceau pour entrer dans cette ruelle. La ruelle Droit-Mur était à peu près entièrement bordée à droite jusqu’à la petite rue Picpus par des maisons de pauvre apparence; à gauche par un seul bâtiment d’une ligne sévère composé de plusieurs corps de logis qui allaient se haussant graduellement d’un étage ou deux à mesure qu’ils approchaient de la petite rue Picpus; de sorte que ce bâtiment, très élevé du côté de la petite rue Picpus, était assez bas du côté de la rue Polonceau. Là, à l’angle dont nous avons parlé, il s’abaissait au point de n’avoir plus qu’une muraille. Cette muraille n’allait pas aboutir carrément à la rue; elle dessinait un pan coupé fort en retraite, dérobé par ses deux angles à deux observateurs qui eussent été l’un rue Polonceau, l’autre rue Droit-Mur.

À partir des deux angles du pan coupé, la muraille se prolongeait sur la rue Polonceau jusqu’à une maison qui portait le no 49 et sur la rue Droit-Mur, où son tronçon était beaucoup plus court, jusqu’au bâtiment sombre dont nous avons parlé et dont elle coupait le pignon, faisant ainsi dans la rue un nouvel angle rentrant. Ce pignon était d’un aspect morne; on n’y voyait qu’une seule fenêtre, ou, pour mieux dire, deux volets revêtus d’une feuille de zinc, et toujours fermés.

L’état de lieux que nous dressons ici est d’une rigoureuse exactitude et éveillera certainement un souvenir très précis dans l’esprit des anciens habitants du quartier.

Le pan coupé était entièrement rempli par une chose qui ressemblait à une porte colossale et misérable. C’était un vaste assemblage informe de planches perpendiculaires, celles d’en haut plus larges que celles d’en bas, reliées par de longues lanières de fer transversales. À côté il y avait une porte cochère de dimension ordinaire et dont le percement ne remontait évidemment pas à plus d’une cinquantaine d’années.

Un tilleul montrait son branchage au-dessus du pan coupé, et le mur était couvert de lierre du côté de la rue Polonceau.

Dans l’imminent péril où se trouvait Jean Valjean, ce bâtiment sombre avait quelque chose d’inhabité et de solitaire qui le tentait. Il le parcourut rapidement des yeux. Il se disait que s’il parvenait à y pénétrer, il était peut-être sauvé. Il eut d’abord une idée et une espérance.

Dans la partie moyenne de la devanture de ce bâtiment sur la rue Droit-Mur, il y avait à toutes les fenêtres des divers étages de vieilles cuvettes-entonnoirs en plomb. Les embranchements variés des conduits qui allaient d’un conduit central aboutir à toutes ces cuvettes dessinaient sur la façade une espèce d’arbre. Ces ramifications de tuyaux avec leurs cent coudes imitaient ces vieux ceps de vigne dépouillés qui se tordent sur les devantures des anciennes fermes.

Ce bizarre espalier aux branches de tôle et de fer fut le premier objet qui frappa le regard de Jean Valjean. Il assit Cosette le dos contre une borne en lui recommandant le silence et courut à l’endroit où le conduit venait toucher le pavé. Peut-être y avait-il moyen d’escalader par là et d’entrer dans la maison. Mais le conduit était délabré et hors de service et tenait à peine à son scellement. D’ailleurs toutes les fenêtres de ce logis silencieux étaient grillées d’épaisses barres de fer, même les mansardes du toit. Et puis la lune éclairait pleinement cette façade, et l’homme qui l’observait du bout de la rue aurait vu Jean Valjean faire l’escalade. Enfin que faire de Cosette? comment la hisser au haut d’une maison à trois étages?

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[84] Quartier imaginaire où Hugo, en 1862, a transposé point par point la topographie réelle du couvent de la rue Neuve-Sainte-Geneviève décrit en 1847.

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[85] Comme le Besançon du premier poème des Feuilles d'automne! C'est un indice de l'investissement autobiographique dans l'épisode du couvent.

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