De là il observa les allures de l'être qui était dans la melonnière. Ce qui était bizarre, c'est que le bruit du grelot suivait tous les mouvements de cet homme. Quand l'homme s'approchait, le bruit s'approchait; quand il s'éloignait, le bruit s'éloignait; s'il faisait quelque geste précipité, un trémolo accompagnait ce geste; quand il s'arrêtait, le bruit cessait. Il paraissait évident que le grelot était attaché à cet homme; mais alors qu'est-ce que cela pouvait signifier? qu'était-ce que cet homme auquel une clochette était suspendue comme à un bélier ou à un bœuf?
Tout en se faisant ces questions, il toucha les mains de Cosette. Elles étaient glacées.
– Ah mon Dieu! dit-il.
Il appela à voix basse:
– Cosette!
Elle n'ouvrit pas les yeux.
Il la secoua vivement.
Elle ne s'éveilla pas.
– Serait-elle morte! dit-il, et il se dressa debout, frémissant de la tête aux pieds.
Les idées les plus affreuses lui traversèrent l'esprit pêle-mêle. Il y a des moments où les suppositions hideuses nous assiègent comme une cohue de furies et forcent violemment les cloisons de notre cerveau. Quand il s'agit de ceux que nous aimons, notre prudence invente toutes les folies. Il se souvint que le sommeil peut être mortel en plein air dans une nuit froide.
Cosette, pâle, était retombée étendue à terre à ses pieds sans faire un mouvement.
Il écouta son souffle; elle respirait; mais d'une respiration qui lui paraissait faible et prête à s'éteindre.
Comment la réchauffer? comment la réveiller? Tout ce qui n'était pas ceci s'effaça de sa pensée. Il s'élança éperdu hors de la ruine.
Il fallait absolument qu'avant un quart d'heure Cosette fût devant un feu et dans un lit.
Chapitre IX L'homme au grelot
Il marcha droit à l'homme qu'il apercevait dans le jardin. Il avait pris à sa main le rouleau d'argent qui était dans la poche de son gilet.
Cet homme baissait la tête et ne le voyait pas venir. En quelques enjambées, Jean Valjean fut à lui.
Jean Valjean l'aborda en criant:
– Cent francs!
L'homme fit un soubresaut et leva les yeux.
– Cent francs à gagner, reprit Jean Valjean, si vous me donnez asile pour cette nuit!
La lune éclairait en plein le visage effaré de Jean Valjean.
– Tiens, c'est vous, père Madeleine! dit l'homme.
Ce nom, ainsi prononcé, à cette heure obscure, dans ce lieu inconnu, par cet homme inconnu, fit reculer Jean Valjean.
Il s'attendait à tout, excepté à cela. Celui qui lui parlait était un vieillard courbé et boiteux, vêtu à peu près comme un paysan, qui avait au genou gauche une genouillère de cuir où pendait une assez grosse clochette [89]. On ne distinguait pas son visage qui était dans l'ombre.
Cependant ce bonhomme avait ôté son bonnet, et s'écriait tout tremblant:
– Ah mon Dieu! comment êtes-vous ici, père Madeleine? Par où êtes-vous entré, Dieu Jésus? Vous tombez donc du ciel! Ce n'est pas l'embarras, si vous tombez jamais, c'est de là que vous tomberez. Et comme vous voilà fait! Vous n'avez pas de cravate, vous n'avez pas de chapeau, vous n'avez pas d'habit! Savez-vous que vous auriez fait peur à quelqu'un qui ne vous aurait pas connu? Mon Dieu Seigneur, est-ce que les saints deviennent fous à présent? Mais comment donc êtes-vous entré ici?
Un mot n'attendait pas l'autre. Le vieux homme parlait avec une volubilité campagnarde où il n'y avait rien d'inquiétant. Tout cela était dit avec un mélange de stupéfaction et de bonhomie naïve.
– Qui êtes-vous? et qu'est-ce que c'est que cette maison-ci? demanda Jean Valjean.
– Ah, pardieu, voilà qui est fort! s'écria le vieillard, je suis celui que vous avez fait placer ici, et cette maison est celle où vous m'avez fait placer. Comment! vous ne me reconnaissez pas?
– Non, dit Jean Valjean. Et comment se fait-il que vous me connaissiez, vous?
– Vous m'avez sauvé la vie, dit l'homme.
Il se tourna, un rayon de lune lui dessina le profil, et Jean Valjean reconnut le vieux Fauchelevent.
– Ah.! dit Jean Valjean, c'est vous? oui, je vous reconnais.
– C'est bien heureux! fit le vieux d'un ton de reproche.
– Et que faites-vous ici? reprit Jean Valjean.
– Tiens! je couvre mes melons donc!
Le vieux Fauchelevent tenait en effet à la main, au moment où Jean Valjean l'avait accosté, le bout d'un paillasson qu'il était occupé à étendre sur la melonnière. Il en avait déjà ainsi posé un certain nombre depuis une heure environ qu'il était dans le jardin. C'était cette opération qui lui faisait faire les mouvements particuliers observés du hangar par Jean Valjean.
Il continua:
– Je me suis dit: la lune est claire, il va geler. Si je mettais à mes melons leurs carricks? Et, ajouta-t-il en regardant Jean Valjean avec un gros rire, vous auriez pardieu bien dû en faire autant! Mais comment donc êtes-vous ici?
Jean Valjean, se sentant connu par cet homme, du moins sous son nom de Madeleine, n'avançait plus qu'avec précaution. Il multipliait les questions. Chose bizarre, les rôles semblaient intervertis. C'était lui, intrus, qui interrogeait.
– Et qu'est-ce que c'est que cette sonnette que vous avez au genou?
– Ça? répondit Fauchelevent, c'est pour qu'on m'évite.
– Comment! pour qu'on vous évite?
Le vieux Fauchelevent cligna de l'œil d'un air inexprimable.
– Ah dame! il n'y a que des femmes dans cette maison-ci; beaucoup de jeunes filles. Il paraît que je serais dangereux à rencontrer. La sonnette les avertit. Quand je viens, elles s'en vont.
– Qu'est-ce que c'est que cette maison-ci?
– Tiens! vous savez bien.
– Mais non, je ne sais pas.
– Puisque vous m'y avez fait placer jardinier!
– Répondez-moi comme si je ne savais rien.
– Eh bien, c'est le couvent du Petit-Picpus donc!
Les souvenirs revenaient à Jean Valjean [90]. Le hasard, c'est-à-dire la providence, l'avait jeté précisément dans ce couvent du quartier Saint-Antoine où le vieux Fauchelevent, estropié par la chute de sa charrette, avait été admis sur sa recommandation, il y avait deux ans de cela. Il répéta comme se parlant à lui-même: