Le cimetière Vaugirard était ce qu’on pourrait appeler un cimetière fané. Il tombait en désuétude. La moisissure l’envahissait, les fleurs le quittaient. Les bourgeois se souciaient peu d’être enterrés à Vaugirard; cela sentait le pauvre. Le Père-Lachaise, à la bonne heure! Être enterré au Père-Lachaise, c’est comme avoir des meubles en acajou. L’élégance se reconnaît là. Le cimetière Vaugirard était un enclos vénérable, planté en ancien jardin français. Des allées droites, des buis, des thuias, des houx, de vieilles tombes sous de vieux ifs, l’herbe très haute. Le soir y était tragique. Il y avait là des lignes très lugubres.
Le soleil n’était pas encore couché quand le corbillard au drap blanc et à la croix noire entra dans l’avenue du cimetière Vaugirard. L’homme boiteux qui le suivait n’était autre que Fauchelevent.
L’enterrement de la mère Crucifixion dans le caveau sous l’autel, la sortie de Cosette, l’introduction de Jean Valjean dans la salle des mortes, tout s’était exécuté sans encombre, et rien n’avait accroché.
Disons-le en passant, l’inhumation de la mère Crucifixion sous l’autel du couvent est pour nous chose parfaitement vénielle. C’est une de ces fautes qui ressemblent à un devoir. Les religieuses l’avaient accomplie, non seulement sans trouble, mais avec l’applaudissement de leur conscience. Au cloître, ce qu’on appelle «le gouvernement» n’est qu’une immixtion dans l’autorité, immixtion toujours discutable. D’abord la règle; quant au code, on verra. Hommes, faites des lois tant qu’il vous plaira, mais gardez-les pour vous. Le péage à César n’est jamais que le reste du péage à Dieu. Un prince n’est rien près d’un principe.
Fauchelevent boitait derrière le corbillard, très content. Ses deux complots jumeaux, l’un avec les religieuses, l’autre avec Mr Madeleine, l’un pour le couvent, l’autre contre, avaient réussi de front. Le calme de Jean Valjean était de ces tranquillités puissantes qui se communiquent. Fauchelevent ne doutait plus du succès. Ce qui restait à faire n’était rien. Depuis deux ans, il avait grisé dix fois le fossoyeur, le brave père Mestienne, un bonhomme joufflu. Il en jouait, du père Mestienne. Il en faisait ce qu’il voulait. Il le coiffait de sa volonté et de sa fantaisie. La tête de Mestienne s’ajustait au bonnet de Fauchelevent. La sécurité de Fauchelevent était complète.
Au moment où le convoi entra dans l’avenue menant au cimetière, Fauchelevent, heureux, regarda le corbillard et se frotta ses grosses mains en disant à demi-voix:
– En voilà une farce!
Tout à coup le corbillard s’arrêta; on était à la grille. Il fallait exhiber le permis d’inhumer. L’homme des pompes funèbres s’aboucha avec le portier du cimetière. Pendant ce colloque, qui produit toujours un temps d’arrêt d’une ou deux minutes, quelqu’un, un inconnu, vint se placer derrière le corbillard à côté de Fauchelevent. C’était une espèce d’ouvrier qui avait une veste aux larges poches, et une pioche sous le bras.
Fauchelevent regarda cet inconnu.
– Qui êtes-vous? demanda-t-il.
L’homme répondit:
– Le fossoyeur.
Si l’on survivait à un boulet de canon en pleine poitrine, on ferait la figure que fit Fauchelevent.
– Le fossoyeur!
– Oui.
– Vous?
– Moi.
– Le fossoyeur, c’est le père Mestienne.
– C’était.
– Comment! c’était?
– Il est mort.
Fauchelevent s’était attendu à tout, excepté à ceci, qu’un fossoyeur pût mourir. C’est pourtant vrai; les fossoyeurs eux-mêmes meurent.
À force de creuser la fosse des autres, on ouvre la sienne.
Fauchelevent demeura béant. Il eut à peine la force de bégayer:
– Mais ce n’est pas possible!
– Cela est.
– Mais, reprit-il faiblement, le fossoyeur, c’est le père Mestienne.
– Après Napoléon, Louis XVIII. Après Mestienne, Gribier. Paysan, je m’appelle Gribier.
Fauchelevent, tout pâle, considéra ce Gribier.
C’était un homme long, maigre, livide, parfaitement funèbre. Il avait l’air d’un médecin manqué tourné fossoyeur.
Fauchelevent éclata de rire.
– Ah! comme il arrive de drôles de choses! le père Mestienne est mort. Le petit père Mestienne est mort, mais vive le petit père Lenoir! Vous savez ce que c’est que le petit père Lenoir? C’est le cruchon du rouge à six sur le plomb. C’est le cruchon du Suresne, morbigou! du vrai Suresne de Paris! Ah! il est mort, le vieux Mestienne! J’en suis fâché; c’était un bon vivant. Mais vous aussi, vous êtes un bon vivant. Pas vrai, camarade? Nous allons aller boire ensemble un coup, tout à l’heure.
L’homme répondit: – J’ai étudié. J’ai fait ma quatrième. Je ne bois jamais.
Le corbillard s’était remis en marche et roulait dans la grande allée du cimetière.
Fauchelevent avait ralenti son pas. Il boitait, plus encore d’anxiété que d’infirmité.
Le fossoyeur marchait devant lui.
Fauchelevent passa encore une fois l’examen du Gribier inattendu.
C’était un de ces hommes qui, jeunes, ont l’air vieux, et qui, maigres, sont très forts.
– Camarade! cria Fauchelevent.
L’homme se retourna.
– Je suis le fossoyeur du couvent.
– Mon collègue, dit l’homme.
Fauchelevent, illettré, mais très fin, comprit qu’il avait affaire à une espèce redoutable, à un beau parleur.
Il grommela:
– Comme ça, le père Mestienne est mort.
L’homme répondit:
– Complètement. Le bon Dieu a consulté son carnet d’échéances. C’était le tour du père Mestienne. Le père Mestienne est mort.
Fauchelevent répéta machinalement:
– Le bon Dieu…
– Le bon Dieu, fit l’homme avec autorité. Pour les philosophes, le Père éternel; pour les jacobins, l’Être suprême.
– Est-ce que nous ne ferons pas connaissance? balbutia Fauchelevent.
– Elle est faite. Vous êtes paysan, je suis parisien.
– On ne se connaît pas tant qu’on n’a pas bu ensemble. Qui vide son verre vide son cœur. Vous allez venir boire avec moi. Ça ne se refuse pas.
– D’abord la besogne.
Fauchelevent pensa: je suis perdu.