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«Ils ont douze charges aujourd'hui, nos bombardiers. Vous entendrez donc douze explosions. Comptez-les bien. À la dernière, revenez sans tarder. Ils auront encore leurs cailloux à ramasser et on partira tout de suite. On ne Pourra pas vous attendre…»

Je m'en vais, en jetant plusieurs coups d'œil sur les créneaux des montagnes autour de notre terrain d'atterrissage, essayant de retenir quelques points de repère. Le ciel est déjà presque clair, le soleil se lèvera dans une demi-heure… Au moment de contourner le rocher creusé d'une grotte de glace et de perdre de vue le terrain, j'entends la première explosion.

L'écho de la septième, multiplié par la montagne, me parvient à l'instant même où se découvre un sommet rocheux, massif, d'une densité argentée. Ses contours font penser à un grand silex laiteux, grossièrement taillé par les vents. Je consulte ma montre: le soleil s'est levé déjà depuis vingt minutes. «S'est levé» signifie qu'il glisse au ras de l'horizon, invisible derrière les crêtes, avant de disparaître pour une nuit longue de plus de vingt heures.

Le sommet, comme toutes les montagnes dont on s'approche, semble reculer, ma progression s'enlise dans ce temps qui me repousse, me retarde comme la neige dure sur laquelle je patine. La huitième explosion est suivie presque immédiatement par la neuvième, on dirait son écho. Et le sommet est toujours d'un seul bloc. Ce n'est peut-être pas le Trident, après tout. Je regarde autour de moi: trois ou quatre pics s'élèvent presque dans la même direction.

L'écho de la dixième explosion me rattrape, il est déjà d'une matité assourdie, donnant la mesure de la distance parcourue. Le soleil, invisible, est dans le ciel depuis trois quarts d'heure. J'allonge le pas, j'essaye de courir, je tombe. Le sol neigeux que je repousse pour me relever a la rugosité sèche de l'émeri.

Soudain, deux fines incisions de lumière rayent le sommet. Sa surface qui paraissait plane se sculpte en facettes, en côtes, en cavités où sommeille une ombre violette, épaisse. Le soleil a jailli à travers quelque faille secrète, une percée qui laisse vivre cette brève projection lumineuse. La charge suivante explose très loin. L'enfilade des échos est encore plus longue qu'avant. La onzième? Ou déjà la douzième, la dernière? Je ne sais plus si j'ai bien compté. Je me rappelle les paroles du pilote: «On ne vous attendra pas. Sinon, dans le noir, je charcute toute cette pierraille avec mon rotor.» Je me mets à courir, les yeux sur le sommet, je glisse plusieurs fois, le sol n'est plus immobile, le vent chasse de longs filaments de poudrerie. A chaque pas, pourtant, le changement est perceptible. Les rais de lumière s'élargissent, divisent la montagne en trois immenses cristaux, brisent sa cime. Cela ne ressemble pas à un trident mais plutôt à l'aile rompue d'un oiseau. Je bute contre une montée, je m'arrête, la respiration écorchée au sang par le froid. La coulée grisâtre d'un glacier barre la voie. Je scrute les trois pans éclairés de la montagne: la pierre est à peine blanchie de givre, la neige, rare dans ces contrées aux hivers secs, ne parvient pas à s'accrocher aux parois lisses. Des à-pics, des failles, des créneaux géants où des névés s'accumulent, à peine remodelés par les millénaires. Et les gerbes de soleil qui commencent déjà à ternir. Rien d'autre. Rien… Soudain je vois la croix de l'avion.

Deux traits sombres croisés sur le daim clair du givre. Ils sont non pas dans les triangles illuminés du sommet, mais bien plus bas, à la base de ce faisceau. La silhouette de l'avion est facilement reconnaissable, c'est un appareil qui ne s'est pas désagrégé dans un crash mais, en essayant d'atterrir, s'est incrusté dans la roche et y est resté, soudé à cette montagne, à son désert arctique, à ses nuits sans fin.

Aucune pensée ne se dit en moi. Aucune émotion. Même pas la joie d'avoir atteint le but. Seule la certitude de vivre l'essentiel de ce que j'avais à comprendre.

La percée du soleil faiblit. Mais l'avion est toujours visible. Je vois même l'éclat du cockpit. Sous son verre se devine un reflet de vie. Une vie silencieuse, concentrée sur un passé dont il ne restera bientôt plus rien sur cette terre. La vie que nos mots appellent maladroitement tantôt la mort, tantôt l'oubli, tantôt le souvenir des hommes.

Me vient alors à l'esprit la parole du grand vieil homme qui a tenté de dire cette vie et la distance qui nous sépare d'elle: «… ils regardent le Ciel sans blêmir et la Terre sans rougir». Dans un passé longuement rêvé et soudain présent, un aviateur saute de son cockpit et se dresse près de l'avion, une main posée sur le tranchant d'une aile. Je suis infiniment proche de son silence, je devine le sens de son regard porté sur la Terre. Une vieille maison en bois perdue au milieu des steppes, une nuit de guerre, les paroles lentes d'une femme, les premières vagues d'un orage de printemps, un bref amour dont l'éternité s'égrène dans la chute des perles d'un collier rompu…

L'écho de l'explosion est long et ses répliques font vibrer une onde prolongée et de plus en plus décantée. Une sonorité qui s'affine jusqu'à l'impression de résonner au-delà de nos vies, dans un lointain dont cette journée arctique n'est qu'un reflet fugace. Ici, les notes de l'écho s'épuisent, s'effacent sous le crissement des aiguilles de glace que le vent balaye sur le sol. Mais là-bas, l'homme dressé près de son avion les entend toujours. Un long chant d'adieu, un chant de lumière.

Le rai du soleil s'est éteint depuis un moment, la croix de l'avion se fond dans le blêmissement rapide de la nuit. Les rafales commencent à estomper le contour des montagnes. Je ne verrai pas les balises des rochers remarquées à l'aller.

Pourtant la vibration du dernier écho semble survivre encore entre les sommets. Une corde très ténue qui résiste au vent. Je la sens osciller très profondément en moi.

Il me faudra tout simplement ne pas cesser de l'entendre pour retrouver le chemin.

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