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Au cours de ces flâneries, Jacques Dorme vit de l'autre côté de la route les baraques des prisonniers ordinaires et un jour, pour la première fois de sa vie, une exécution par pendaison: un des pendus était de très grande taille, ses orteils piquaient dans la terre comme la pointe d'une toupie, son corps fît plusieurs tours sur lui-même, avant de se relâcher… Jacques Dorme éprouva une vague honte, s'en voulant de ce statut d'aristocratie militaire dont jouissaient les pilotes.

C'est dans ce camp-là, derrière la route, qu'il aperçut durant l'été 1941 une longue colonne de soldats russes et sut ainsi que cette autre guerre que tout le monde attendait venait d'éclater.

Une nuit, l'odeur terreuse qui le poursuivait fut insupportable. Il se leva, traversa la pièce dans le noir, voulut pousser la porte et, soudain, derrière l'empilement de vieilles caisses aperçut une lueur, puis la silhouette d'un des Polonais. L'odeur venait de là. Il s'approcha. Les hommes, se voyant pris en flagrant délit, ne cachèrent plus rien. À l'angle de la maison, s'ouvrait dans le sol une trouée. Une tête y apparut, des yeux clignèrent dans le halo d'une allumette. Les Polonais se regardèrent. Sans échanger un mot, comme si tout simplement son tour était venu, Jacques Dorme se mit à enlever avec eux la terre de l'excavation.

Ils s'évadèrent par une nuit de déluge, au début de l'automne. Les gardes n'osaient pas mettre le nez dehors, les projecteurs ressemblaient aux lumières glauques d'un bathyscaphe, les odeurs, les traces des pas fondaient dans la boue. L'un des pilotes, Witold, connaissait bien la région. Le lendemain, ils arrivèrent au village où ils restèrent deux jours, cachés dans la cave d'un paysan. C'est lui qui les avertit qu'une bat-tue était organisée pour retrouver les fuyards. Ils eurent le temps de se sauver mais, en s'enga-geant dans la forêt, se disputèrent: Witold voulait continuer vers l'est, les deux autres proposaient de tourner sur place, d'attendre, de se préparer à l'hiver. Jacques Dorme suivit Witold et c'est ainsi qu'après plusieurs nuits de marche ils traversèrent, sans s'en être d'abord aperçus, la frontière russe et se retrouvèrent dans cet univers instable et trompeur qu'est l'arrière d'une guerre.

Ils tombaient sur des villages aux vergers lourds de fruits mais dont les rues étaient habitées de cadavres, comme ce hameau-là, dans la région de Kiev, où une dizaine de femmes fusillées semblaient se reposer après une journée de récolte. Ils contournaient les villes – dans la nuit, il leur arriva d'entendre des chansons allemandes, des voix avinées. Un jour, ils se retrouvèrent à l'intérieur d'un territoire encerclé, croisèrent des unités russes mais n'essayèrent pas d'aller à leur rencontre: ce n'était plus une armée mais des débris humains qui se collaient les uns aux autres, se repoussaient dans la boue, s'arrachaient la nourriture, tombaient, tués par les officiers pressés d'arrêter la fuite, les tuaient pour se frayer un passage. Il y avait au milieu de cette coulée désordonnée des îlots étonnamment stables, des détachements qui, isolés, sans espoir d'aide, creusaient des abris, rassemblaient des armes, préparaient la défense.

Quand le nœud coulant se resserra et que toutes les directions devinrent pareillement mauvaises, ils se cachèrent parmi les morts d'un champ de bataille. Les régiments allemands passaient à quelques mètres d'eux, le son d'un harmonica ricanait parfois dans un souffle de vent, mais il y avait tant de corps étendus à travers la plaine, dans les tranchées, derrière les rondins éclatés d'une fortification qu'il eût fallu toute une armée pour débusquer ces deux vivants: ce grand Polonais roux allongé dans un cratère d'obus, ce Français brun dont les yeux mi-clos épiaient le passage des camions. La nuit, pour oublier le froissement des ailes qui battaient sans arrêt au-dessus des cadavres, ils parlèrent longuement, dans le mélange habituel de mots polonais, russes, allemands, français. Ils s'étonnaient tous les deux de voir les Allemands engagés si profondément déjà au cœur de la Russie. «S'ils continuent comme ça, jugea Witold, avant l'été ils couperont la Volga et, pour les Russes, la Volga c'est comme…» Du tranchant de sa main il se raya le cou, à la carotide. Ils se dirent aussi que depuis des semaines on ne voyait plus aucun avion russe dans le ciel.

Au début de l'hiver, ils furent arrêtés puis adoptes par un groupe de partisans qui vivaient dans un camp retranché au milieu des forêts et des marécages. Passé le temps de la méfiance, on accepta leur participation et Jacques Dorme découvrit cette guerre invisible, enfouie sous l'humus, une lutte souvent maladroite car menée par des vieux paysans armés d'antiques fusils mais qui, à la longue, épuisait l'ennemi plus que ne l'auraient fait des attaques régulières. Il constata aussi que dans cette guerre-là on se vouait une haine infiniment plus puissante que celle qu'il avait éprouvée dans le ciel. Un jour, ils réussirent à chasser les Allemands d'un village et retrouvèrent, à une croisée de rue, cette foule nue de femmes et d'enfants, debout sous la neige: des corps transformés, sous un jet d'eau, en une gerbe glacée. C'était sans doute la réponse à ce qu'on voyait parfois le long des routes: un soldat allemand, déshabillé, en statue de glace, lui aussi, et dont le bras soulevé et figé indiquait la direction marquée sur un écriteau suspendu à son cou: «Berlin». Ou bien l'idée venait-elle de l'occupant? Jacques Dorme vit le regard du paysan qui avait reconnu sa femme dans le groupe transformé en glace et comprit que cette question ici n'avait plus de sens.

En mars 1942, un avion qui venait livrer des armes dans les camps des partisans embarqua les deux pilotes. Ils se mirent à chanter de joie quand l'avion décolla. Jacques Dorme ne savait plus dans quelle langue il chantait.

Ils avaient imaginé la fin de leur périple ainsi: un aérodrome, une rangée de chasseurs, des mécaniciens qui s'affairent autour des appareils et un chef d'escadrille qui leur demande de montrer ce dont ils sont capables, avant de les engager.

Ce qui leur arrive n'est pas très éloigné de leur espoir. Il y a un terrain qui pourrait faire penser à un aérodrome mais il est vide, on voit juste la silhouette du bombardier russe Pe-2, sans train d'atterrissage, au fuselage criblé de trous. Quelques baraquements tiendraient lieu de hangars mais aucun mécanicien n'y travaille. Il y a en revanche le va-et-vient de soldats qui semblent préparer l'évacuation des lieux. Et les avions, on les entend dans le ciel, du côté de la ville. «Des Junkers 87, oui des stukas…», reconnaissent les pilotes. Ils sont enfermés dans un des hangars et essayent de ne pas interpréter cela comme un mauvais signe. La porte s'ouvre: encadré de deux soldats, apparaît celui qu'ils espéraient chef d'escadrille. C'est un homme petit, maigre, habillé de cuir noir, ceint d'un baudrier. Son manteau, ses bottes scintillent au soleil. Il ne les salue pas, annonce qu'on va les interroger séparément et dit aux gardes, en indiquant Witold: «Emmenez-le…»

Jacques Dorme suit l'action à travers une large fissure entre les planches du mur. Au milieu de la cour, on voit une table de bois, deux bancs. L'homme en cuir noir s'installe, Witold veut faire de même mais les soldats l'em-poignent, le retiennent debout. L'endroit se met soudain à ressembler à ces arrière-cours incertaines où l'on s'égare durant les mauvais songes. Il y a cette table, en plein soleil, au milieu de la neige piétinée. Les soldats qui transportent des caisses, des bidons d'essence, des marmites: ils traversent la cour sans prêter attention à l'interrogatoire, disparaissent de l'autre côté. Le hurlement des avions devient parfois assourdissant, puis s'interrompt et l'on entend alors la chute sonore des gouttes qui glissent du toit encore alourdi de glace. L'homme en cuir crie un ordre et le manège des porteurs s'arrête. On ne voit plus que la table de l'interrogatoire et ce camion militaire garé sous un arbre.

Quand le bruit des avions faiblit, Jacques Dorme saisit certains mots mais plus que les mots c'est la différence entre ces deux hommes qui compte, il le sent, c'est d'elle que dépend l'issue: ce pilote, grand, au visage ouvert, à la voix ferme et cet homme en noir, très soigné malgré la boue printanière et qui dévisage le Polonais sans cacher sa haine. A un moment, leurs voix montent. Pour couvrir la stridulation des stukas, se dit Jacques Dorme. Mais le ton continue à se durcir même dans le silence revenu. Il voit l'homme en cuir noir se lever, les deux poings sur la table. Witold crie en agitant les mains, les soldats lui pointent leurs mitrail-lettes dans les côtes. Jacques Dorme entend le nom de Staline que le Polonais crie avec un éclat de voix méprisant. L'homme en noir se relève de nouveau, sa bouche se tord, siffle plusieurs fois: «Chien d'espion…», et soudain, il se met à dégainer. Les secondes deviennent incroyablement longues. Witold et les deux soldats le regardent faire, immobiles. Jacques Dorme croit que cette fixité des regards dure au moins une minute. L'homme empoigne le pistolet, tout le monde a le temps de prendre conscience de ce qui se passe, Witold a le temps de lécher ses lèvres. Et le coup part, puis un autre.

Jacques Dorme comprend que cela est impossible. On ne tue pas un homme comme ça, sans jugement. C'est un coup à blanc, sans doute, pour faire peur. On ne peut pas tuer un homme devant cette table, sous ce soleil… Witold tombe. L'homme en cuir noir range son pistolet, les soldats tirent le corps dans la porte ouverte d'une baraque.

Se retrouvant sur le banc, Jacques Dorme a l'étrange sentiment qu'il n'a pas quitté son poste d'observation, derrière le mur du hangar, qu'il continue à observer la scène, qu'il y a tout simplement cet autre homme, lui, qui va maintenant parler pendant quelques minutes et ensuite mourir. Celui qui regarde par la fissure devrait faire quelque chose: se jeter sur le petit homme en cuir, lui arracher son pistolet, crier, alerter un commandant. L'homme répète sa question, un des soldats pousse le canon de sa mitraillette dans la nuque de Jacques Dorme, l'incitant à parler. Il répond, s'étonne de la correction mécanique de ce qu'il dit, se rend compte qu'il parle en russe et que c'est la première fois que cette langue lui est à ce point utile. Il a encore assez de sang-froid pour comprendre l'étrangeté de cette première fois. Pour comprendre que ses réponses n'écarteront pas ce qui l'attend et que cette connaissance du russe est la charge la plus lourde contre lui, contre cet «espion» parachuté par les Allemands et qui se fait passer, quelle fantaisie! pour un pilote français. Il croit surtout avoir reconnu l'homme en cuir, non pas lui, mais ce type d'hommes qu'il a découvert en Espagne. Des hommes en cuir noir. Les aviateurs russes, il s'en souvient, interrompaient leurs discussions quand l'un de ces hommes s'approchait, et Jacques Dorme ne parvenait pas à comprendre cette crainte chez des pilotes qu1 croisaient la mort dix fois par jour. Ils se raidissaient et donnaient pour toute explication une combinaison de lettres: la Guépéou ou encore le NKVD…

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