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Il y eut, le lendemain soir (c'était un dimanche), la même bande de voyous «recruteurs» qui, cette fois, nous invitèrent à boire. Visiblement, entre le bâton et la carotte, ils cherchaient notre point faible. Nous ne refusâmes pas, certains désireux de jouer les durs, d'autres, tous peut-être, prêts à répondre à la moindre promesse d'amitié. Ils burent aussi et n'avaient probablement même pas prévu la bagarre qui démarra par un verre renversé, une injure, une gifle. Ou bien, au contraire, tout était calculé, pour nous diviser entre ceux qui mordraient à la carotte et ceux qui résisteraient.

Nous avions pour seules armes nos cinq kopecks aiguisés en lame, puis une barre de fer, arrachée à l'un des voyous, un tesson de bouteille… Je savais déjà que les corps à corps étaient beaux seulement dans les films et que cette bagarre ressemblerait aux précédentes: un piétinement lourd, des coups ratés, l'absence de pitié pour celui qui tombait, la joie animale devant un signe de faiblesse. L'alcool rendit le combat encore plus laid, nous avions tout simplement l'impression de sauver notre peau. L'un des nôtres était déjà par terre, refermé sur lui-même comme un scarabée pour éviter des coups à la tête.

Je remarquai Village pendant une seconde de répit quand, un tesson à la main, je pus tenir en respect mon adversaire, hors d'haleine comme moi. Village remontait de la rivière, attiré sans doute par nos râles. Je le vis jeter ses lignes, ramasser un gros caillou, se précipiter vers nous. Je le reverrais quelques minutes après (j'eus le temps de recracher un éclat de dent). L'assaut des voyous venait inexplicablement de fléchir, ils reculaient, l'un d'eux, en leur donnant des tapes dans le dos, les incitait à partir. Enfin, ils coururent à travers un terrain vague, nous laissant cette victoire inespérée. Nous riions, essuyions le sang, commentions les meilleurs coups… Soudain, nous entendîmes cette voix. Nous vîmes Village assis, les bras abandonnés sur le sol, le regard figé et, nous sembla-t-il, étonné. Il ne gémissait pas, mais de ses lèvres sortait un bafouillis mouillé comme eût fait un nourrisson. Quelqu'un toucha son épaule. Village bascula doucement en arrière. Nous l'entourâmes, accroupis, gênés par ce regard fixe, palpâmes maladroitement sa poitrine, sa tête… Tous ces feras qui l'agrippèrent paraissaient vouloir le retenir sur un bord glissant. L'un de nous eut encore le temps de plaisanter en parlant d'un verre de vodka, mais déjà sous la chemise déboutonnée on voyait une fine coulée de sang et l'éclat gris d'une lame – celle d'un «couteau finnois» qui s'était cassée à la garde.

De notre course effrénée vers l'orphelinat et des minutes qui suivirent, je ne me rappelle que ce tambourinement désespéré contre la porte de l'infirmerie: nous avions oublié que c'était dimanche.

Je vécus les jours suivants dans la hantise d'un geste, d'une pensée que cette mort attendait de moi et que je ne parvenais pas à trouver. Un geste marquant, grave. Mais tout ce qui arrivait me blessait par son insignifiance. Le lendemain, comme si de rien n'était, à neuf heures précises, l'infirmière ouvrit la porte de son cabinet. Deux jours plus tard, on nous ordonna de retirer des salles de classe nos vieux pupitres et personne ne remarqua, parmi ces tablettes recouvertes de dessins et d'inscriptions, celle de Village. Insignifiant aussi était ce fébrile calcul des hasards: si j'avais eu l'idée d'apporter ce jour-là le poignard Misericordia , alors, peut-être… Je savais pourtant qu'un coup de barre de fer aurait cassé comme du verre cette lame effilée.

Je sus me libérer de ce verbiage du remords quand un soir, au début de juin, je me souvins du petit radeau que Village avait lancé dans une navigation nocturne. Il me sembla soudain qu'a était très important d'imaginer cette minuscule embarcation chargée de quelques fumerons, de ne pas interrompre dans le souvenir sa lente progression vers la Caspienne. Croire qu'il flottait toujours.

Au moment de l'enterrement, nous avions tous noté qu'il n'y avait personne à prévenir de la mort de Village. L'idée n'était pas neuve pour nous, mais son côté absolu, cosmique nous frappait: sur ce globe terrestre, personne! Les paroles du prêtre entendues l'hiver précédent s'éveillèrent alors en moi: «… ceux pour qui personne ne prie». J'imaginai de nouveau le petit radeau, le rougeoiement de la braise s'éloignant dans la nuit, sous l'immense ciel de la Volga.

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