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– Un homme tout nu?… Vous avez, ma sœur, vu… sur mon église… un homme… tout nu?… Sur mon église?… Vous êtes sûre?…

– Je l’ai vu…

– Il s’est trouvé, dans ma paroisse, un paroissien assez éhonté… assez charnel… pour se promener, tout nu, sur mon église?… Mais, c’est incroyable!… Ah! ah! ah!…

Son visage s’empourprait de colère; sa gorge contractée râpait les mots.

– Tout nu, sur mon église?… Oh!… Mais, dans quel siècle vivons-nous?… Et que faisait-il, tout nu, sur mon église?… Il forniquait, peut-être?… Il…

– Vous ne me comprenez pas… interrompit sœur Angèle… Je n’ai pas dit que cet homme tout nu fût un paroissien… puisqu’il est en pierre…

– Comment?… Il est en pierre?… Mais, alors, ce n’est plus la même chose, ma sœur…

Et, soulagé par cette rectification, M. le Doyen respira bruyamment…

– Ah! quelle peur j’ai eue!

Sœur Angèle se fit agressive… Sa voix siffla entre ses lèvres plus minces et plus pâles.

– Alors… tout est bien… Et vous le trouvez moins nu, sans doute, parce qu’il est en pierre?

– Je ne dis pas cela… Mais enfin, ce n’est plus la même chose…

– Et si je vous affirmais que cet homme en pierre est plus nu que vous le croyez… qu’il montre une… un… un instrument d’impureté… une chose horrible… énorme… une chose monstrueuse qui pointe?… Ah! tenez, monsieur le Curé, ne me faites pas dire de saletés…

Elle se leva, en proie à une agitation violente… M. le Doyen était atterré. Cette révélation le frappait de stupeur… Ses idées se brouillaient, sa raison s’égarait en un rêve d’atroce luxure et d’abominable enfer… Il balbutia, enfantin…

– Oh, vraiment?… Une chose énorme… qui pointe… Oui! oui!… C’est inconcevable… Mais, c’est très vilain, ça, ma sœur… Et vous êtes certaine… bien certaine… d’avoir vu… cette chose, énorme… pointer?… Vous ne vous trompez pas?… Ce n’est pas une plaisanterie?… Oh! c’est inconcevable…

Sœur Angèle frappa le sol du pied.

– Et, depuis des siècles qu’elle est là… souillant votre église… vous ne vous êtes aperçu de rien?… Et il faut que ce soit moi, une femme… moi, une religieuse… moi qui ai fait vœu de chasteté… il faut que ce soit moi qui dénonce ce… cette abomination… et qui vienne vous crier: «Monsieur le Doyen, le diable est dans votre église!»

Mais M. le Doyen, aux paroles ardentes de sœur Angèle, avait vite reconquis ses esprits… Il prononça d’un ton résolu:

– Nous ne pouvons tolérer un tel scandale… Il faut terrasser le diable… Et je m’en charge… Revenez à minuit… quand tout le monde dormira à Port-Lançon… Vous me guiderez… Je vais prévenir le sacristain, afin qu’il se procure une échelle… Est-ce très haut?…

– C’est très haut…

– Et vous saurez bien retrouver la place, ma sœur?

– Je la retrouverais, les yeux fermés… À minuit donc, monsieur le Doyen!

– Et que Dieu soit avec vous, ma sœur!…

Sœur Angèle se signa, regagna la porte basse et disparut…

La nuit était sombre, sans lune. Aux fenêtres de la venelle, la dernière lumière s’était depuis longtemps éteinte; les réverbères, obscurs au haut de leur potence, balançaient leurs grinçantes et invisibles carcasses. Tout dormait dans Port-Lançon.

– C’est là… fit sœur Angèle.

Le sacristain appliqua son échelle contre le mur, près d’une large baie, à travers les vitraux de laquelle brillait, très pâle, la courte lueur de la lampe veillant au sanctuaire. Et l’église déchiquetait ses silhouettes tourmentées dans un ciel couleur de violette où, çà et là, tremblaient de clignotantes étoiles. M. le Doyen, armé d’un marteau, d’un ciseau à froid et d’une lanterne sourde, gravit les échelons, suivi de près par la sœur dont la cornette disparaissait sous les plis d’une large mante noire… Il marmottait:

– Ab omni peccato .

La sœur répondait:

– Libera nos, Domine .

– Ab insidiis diaboli .

– Libera nos, Domine .

– A spiritu fornicationis .

– Libera nos, Domine .

Arrivés à hauteur de la frise, ils s’arrêtèrent.

– C’est là… fit sœur Angèle… À votre gauche, monsieur le Doyen.

Et très vite, troublée par l’ombre, par le silence, elle chuchota:

– Agnus Dei, qui tollis peccata mundi .

– Exaudi nos, Domine , répondit M. le Doyen, qui dirigea sa lanterne dans les entrecroisements de la pierre où grimaçaient, gambadaient d’apocalyptiques figures de démons et de saints.

Tout à coup, il poussa un cri. Il venait d’apercevoir, braquée sur lui, terrible et furieuse, l’impure image du péché…

– Mater purissima… Mater castissima… Mater inviolata … bredouillait la sœur, courbée sur l’échelle.

– Ah! le cochon!… le cochon!… vociféra M. le Doyen, en manière d’Ora pro nobis .

Il brandit son marteau, et, tandis que, derrière lui, sœur Angèle continuait de réciter les litanies de la sainte Vierge, et que le sacristain, arc-bouté au pied de l’échelle, soupirait de vagues et dolentes oraisons, il asséna sur l’icône obscène un coup sec. Quelques éclats de pierre le cinglèrent au visage, et l’on entendit un corps dur tomber sur un toit, glisser dans une gouttière, rebondir et retomber dans la venelle.

Le lendemain, sortant de l’église où elle venait d’entendre la messe, Mlle Robineau, une sainte femme, vit à terre, dans la venelle, un objet qui lui parut d’une forme insolite et d’un aspect bizarre, comme en ont, parfois, certaines reliques dans les reliquaires. Elle le ramassa, et l’examinant dans tous les sens:

– C’est probablement une relique… se dit-elle… une sainte, étrange et précieuse relique… une relique pétrifiée dans quelque source miraculeuse… Les voies de Dieu sont tellement mystérieuses!

Elle eut d’abord la pensée de l’offrir à M. le Doyen… Puis elle réfléchit que cette relique serait une protection pour sa maison, qu’elle en éloignerait le malheur et le péché. Elle l’emporta.

Arrivée chez elle, Mlle Robineau s’enferma dans sa chambre. Sur une table, parée d’une nappe blanche, elle disposa un coussin de velours rouge avec des glands d’or; sur le coussin, délicatement, elle coucha la précieuse relique. Ensuite elle couvrit le tout d’un globe de verre aussitôt flanqué de deux vases pleins de fleurs artificielles. Et s’agenouillant devant cet autel improvisé, elle invoqua, avec ardeur, le saint inconnu et admirable à qui avait appartenu, en des temps probablement très anciens, cet objet profane et purifié… Mais, bientôt, elle ne tarda pas à se sentir troublée… Des préoccupations d’une précision trop humaine se mêlèrent à la ferveur de ses prières, à la joie pure de ses extases… Même des doutes terribles et lancinants s’insinuèrent en son âme.

– Est-ce bien, là, une sainte relique?… se dit-elle.

Et tandis qu’elle multipliait sur ses lèvres les Pater et les Ave , elle ne pouvait s’empêcher de penser à d’obscures impuretés et d’écouter une voix plus forte que ses prières, une voix qui venait d’elle, inconnue d’elle, et qui disait:

– Tout de même, ça devait être un bien bel homme!…

Pauvre demoiselle Robineau! On lui apprit ce que représentait ce bout de pierre. Elle faillit en mourir de honte… Et elle ne cessait de répéter:

– Et moi qui l’ai embrassée tant de fois!…

Aujourd’hui, 10 novembre, nous avons passé toute la journée à nettoyer l’argenterie. C’est tout un événement… une époque traditionnelle comme celle des confitures. Les Lanlaire possèdent une magnifique argenterie, des pièces anciennes, rares et de toute beauté. Elle vient du père de Madame qui la prit, les uns disent en dépôt, les autres en garantie d’une somme prêtée à un noble du voisinage. Il n’achetait pas que des jeunes gens pour la conscription, cet olibrius-là!… Tout lui était bon et il n’était pas à une escroquerie près. S’il faut en croire l’épicière, l’histoire de cette argenterie serait des plus louches, ou des plus claires, comme on voudra. Le père de Madame serait rentré dans ses fonds et, grâce à une circonstance que j’ignore, il aurait gardé l’argenterie par-dessus le marché… Un tour de filou épatant!…

Naturellement, les Lanlaire ne s’en servent jamais. Elle reste enfermée, au fond d’un placard de l’office, dans trois grandes caisses doublées de velours rouge et scellées au mur par de solides crampons de fer. Chaque année, le 10 novembre, on la sort des caisses et on la nettoie, sous la surveillance de Madame. Et on ne la revoit plus jusqu’à l’année suivante… Oh! les yeux de Madame devant son argenterie… devant le viol de son argenterie par nos mains!… Jamais je n’ai vu dans des yeux de femme une telle cupidité agressive…

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