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– C’est pas bien, ce que vous faites là, Célestine… c’est pas bien…

Et il est parti se coucher…

Je transcris ici, cette histoire. Elle m’a paru propre à être conservée… et puis j’ai pensé que je pouvais bien égayer d’un franc éclat de rire ces pages si tristes…

La voici.

M. le doyen de la paroisse de Port-Lançon était un prêtre sanguin, actif, sectaire, et son éloquence avait grande réputation dans les pays avoisinants. Mécréants et libres-penseurs se rendaient à l’église, le dimanche, rien que pour l’entendre prêcher… Ils s’excusaient de cette pratique en invoquant des raisons oratoires:

– On n’est pas de son avis, bien sûr, mais c’est tout de même flatteur d’entendre un homme comme ça…

Et ils enviaient, pour leur député qui ne soufflait jamais un mot, la «sacrée platine» qu’avait M. le Doyen. Son intervention dans les affaires communales, brouillonne et bruyante, gênait parfois le maire, irritait souvent les autres autorités, mais M. le Doyen avait toujours le dernier mot, à cause de cette «sacrée platine», qui rivait son clou à tout le monde. Une de ses manies était qu’on n’instruisît pas assez les enfants.

– Qu’est-ce qu’on leur apprend à l’école?… On ne leur apprend rien… Quand on les interroge sur des questions capitales… c’est une vraie pitié… ils ne savent jamais quoi répondre…

De ce fâcheux état d’ignorance, il s’en prenait à Voltaire, à la Révolution française… au gouvernement, aux dreyfusards, non point au prône ni en public, mais seulement devant des amis sûrs, car, tout sectaire et intransigeant qu’il fût, M. le Doyen tenait à son traitement. Aussi, le mardi et le jeudi, avait-il accoutumé de réunir dans la cour de son presbytère le plus d’enfants qu’il pouvait, et là, durant deux heures, il les initiait à des connaissances extraordinaires et comblait de surprenantes pédagogies les lacunes de l’éducation laïque.

– Voyons… mes enfants… quelqu’un de vous sait-il, seulement où se trouvait jadis, le Paradis terrestre?… Que celui qui le sait lève la main!… Allons…

Aucune main ne se levait… Il y avait, dans tous les yeux, d’ardents points d’interrogation, et M. le Doyen, haussant les épaules, s’écriait:

– C’est scandaleux… Que vous enseigne-t-il donc, votre instituteur?… Ah! elle est jolie, l’éducation laïque, gratuite et obligatoire… elle est jolie!… Eh bien, je vais vous le dire, moi, où se trouvait le Paradis terrestre… Attention!

Et, catégorique non moins que grimaçant, il débitait:

– Le Paradis terrestre, mes enfants, ne se trouvait pas à Port-Lançon, quoi qu’on dise, ni dans le département de la Seine-Inférieure… ni en Normandie… ni à Paris… ni en France… Il ne se trouvait pas non plus en Europe, pas même en Afrique ou en Amérique… en Océanie pas davantage… Est-ce clair?… Il y a des gens qui prétendent que le Paradis terrestre était en Italie, d’autres en Espagne, parce que dans ces pays-là il pousse des oranges, petits gourmands!… C’est faux, archi-faux. D’abord, dans le Paradis terrestre, il n’y avait pas d’oranges… il n’y avait que des pommes… pour notre malheur… Voyons, que l’un de vous réponde… Répondez…

Et comme aucun ne répondait:

– Il était en Asie… clamait M. le Doyen d’une voix retentissante et colère… en Asie où, jadis, il ne tombait ni pluie, ni grêle, ni neige… ni foudre… en Asie où tout était verdoyant et parfumé… où les fleurs étaient hautes comme des arbres, et les arbres comme des montagnes… Maintenant, il n’y a rien de tout cela en Asie… À cause des péchés que nous avons commis, il n’y a plus, en Asie, que des Chinois, des Cochinchinois, des Turcs, des hérétiques noirs, des païens jaunes, qui tuent les saints missionnaires et qui vont en enfer… C’est moi qui vous le dis… Autre chose!… Savez-vous ce que c’est que la Foi?… la Foi?…

Un des enfants, balbutiait, très sérieux, sur le ton d’une leçon récitée:

– La Foi… l’Espérance… et la Charité… C’est une des trois vertus théologales…

– Ce n’est pas ce que je vous demande, récriminait M. le Doyen. Je vous demande en quoi consiste la Foi?… Ah!… vous ne le savez pas non plus?… Eh bien, la Foi consiste à croire ce que vous dit votre bon curé… et à ne pas croire un mot de tout ce que vous dit votre instituteur… Car il ne sait rien, votre instituteur… et ce qu’il vous raconte, ce n’est jamais arrivé…

L’Église de Port-Lançon est connue des archéologues et des touristes. C’est un des édifices religieux les plus intéressants de cette partie de la Normandie, où il en existe tant d’admirables… Sur la façade occidentale, au-dessus d’une porte centrale, en ogive, une rose s’épanouit, délicatement portée sur une arcature trilobée, à jour, d’une grâce et d’une légèreté infinies. L’extrémité du bas-côté septentrional, que longe une obscure venelle, est décorée d’ornementations plus touffues et moins sévères. On y remarque beaucoup de personnages singuliers, à face de démon, des animaux symboliques et des saints pareils à des truands, qui, dans les dentelles ajourées des frises, se livrent à d’étranges mimiques… Malheureusement, la plupart sont décapités et mutilés. Le temps et la pudeur vandalique des desservants ont successivement endommagé ces sculptures satiriques, joyeuses et paillardes comme un chapitre de Rabelais… La mousse pousse, morne et décente, sur ces corps de pierre effritée où, bientôt, l’œil ne saura plus distinguer que d’irrémédiables ruines. L’édifice est partagé en deux parties par de hardies et minces arcades, et ses fenêtres, rayonnantes dans la face sud, sont flamboyantes dans le collatéral nord. La maîtresse vitre du chevet, en rosace immense et rouge, flamboie et fulgure, elle aussi comme un soleil couchant d’automne.

M. le Doyen communiquait directement de sa cour, plantée de vieux marronniers, dans l’église, par une petite porte basse, récente, qui s’ouvrait sur un des collatéraux, et dont il partageait la clé unique avec la supérieure de l’hospice, sœur Angèle. Aigre, maigre, jeune encore, d’une jeunesse revêche et fanée… austère et cancanière, entreprenante et fureteuse, sœur Angèle était la grande amie de M. le Doyen et sa conseillère intime. Ils se voyaient chaque jour, mystérieusement, préparant sans cesse des combinaisons électorales et municipales, se confiant les secrets dérobés des ménages port-lançonnais, s’ingéniant à éluder, par d’habiles manœuvres, les arrêtés préfectoraux et les règlements administratifs, au profit des intérêts ecclésiastiques. Toutes les vilaines histoires qui circulaient dans le pays venaient de là… Chacun s’en doutait, mais on n’osait rien dire, craignant l’intarissable esprit de M. le Doyen, ainsi que la méchanceté notoire de sœur Angèle qui dirigeait l’hospice à sa fantaisie de femme intolérante et rancunière.

Jeudi dernier, M. le Doyen, dans la cour du presbytère, inculquait aux enfants d’étonnantes notions météorologiques… Il expliquait le tonnerre, la grêle, le vent, les éclairs.

– Et la pluie?… Savez-vous bien ce que c’est que la pluie… d’où elle vient… et qui la fabrique? Les savants d’aujourd’hui vous diront que la pluie est une condensation de vapeur… Ils vous diront ceci et cela… Ils mentent… Ce sont d’affreux hérétiques… des suppôts du diable… La pluie, mes enfants, c’est la colère de Dieu… Dieu n’est pas content de vos parents qui, depuis des années, s’abstiennent de suivre les Rogations… Alors, il s’est dit: «Ah! vous laissez le bon curé se morfondre tout seul avec son bedeau et ses chantres sur les routes et dans les sentes. Bon… bon!… Gare à vos récoltes, sacripants!…» Et il ordonne à la pluie de tomber… Voilà ce que c’est que la pluie… Si vos parents étaient de fidèles chrétiens, s’ils observaient leurs devoirs religieux… il ne pleuvrait jamais…

À ce moment, sœur Angèle apparut au seuil de la petite porte basse de l’église… Elle était plus pâle encore que de coutume et toute bouleversée. Sur le serre-tête blanc, défait, sa cornette avait légèrement glissé, et les deux grandes ailes battaient, effrayées et désunies. En apercevant les élèves, rangés en cercle autour de M. le Doyen, son premier mouvement fut de rétrograder et de fermer la porte… Mais M. le Doyen, surpris de cette brusque entrée, de cette cornette de travers, de cette pâleur, s’avançait déjà à sa rencontre, les lèvres tordues et les yeux inquiets.

– Renvoyez ces enfants, tout de suite… supplia sœur Angèle… tout de suite… J’ai à vous parler…

– Oh… mon Dieu!… Que se passe-t-il donc?… Hein?… Quoi?… vous êtes tout émue…

– Renvoyez ces enfants… répéta sœur Angèle… Il se passe des choses graves… très graves… trop graves.

Les élèves partis, sœur Angèle se laissa tomber sur un banc et, durant quelques secondes, d’un mouvement nerveux, elle mania sa croix de cuivre et ses médailles bénites qui sonnèrent sur la bavette empesée, dont était bardée sa poitrine plate d’inféconde femelle. M. le Doyen était anxieux… Il demanda d’une voix saccadée:

– Vite… ma sœur… parlez… Vous m’effrayez… Qu’est-ce qu’il y a?

Alors, très brève, sœur Angèle dit:

– Il y a que, tout à l’heure, passant dans la venelle… j’ai vu, sur votre église… un homme tout nu!…

M. le Doyen ouvrit, en grimace, sa bouche qui demeura béante et toute convulsée… Puis, il bégaya:

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