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– Oh! comme Monsieur travaille, ce matin!

– Hé oui! répondit-il… ces sacrés dahlias!… Vous voyez bien…

Il m’invita à m’arrêter un instant.

– Eh bien, Célestine?… J’espère que vous vous habituez ici, maintenant?

Toujours sa manie!… Toujours sa même difficulté d’engager la conversation!… Pour lui faire plaisir, je répliquai en souriant:

– Mais oui, Monsieur… certainement… je m’habitue.

– À la bonne heure… Ça n’est pas malheureux enfin… ça n’est pas malheureux.

Il s’était redressé tout à fait, m’enveloppait d’un regard très tendre, répétait: «Ça n’est pas malheureux», se donnant ainsi le temps de trouver à me dire quelque chose d’ingénieux…

Il retira de ses dents les brins de raphia, les noua au haut du tuteur, et, les jambes écartées, les deux paumes plaquées sur ses hanches, les paupières bridées, les yeux franchement obscènes, il s’écria:

– Je parie, Célestine, que vous avez dû en faire des farces à Paris?… Hein, en avez-vous fait, de ces farces!…

Je ne m’attendais pas à celle-là… Et j’eus une grande envie de rire… Mais je baissai les yeux pudiquement, l’air fâché, et tâchant à rougir, comme il convenait en la circonstance:

– Ah! Monsieur!… fis-je sur un ton de reproche.

– Eh bien quoi?… insista-t-il… Une belle fille comme vous… avec des yeux pareils!… Ah! oui, vous avez dû faire de ces farces!… Et tant mieux… Moi, je suis pour qu’on s’amuse, sapristi!… Moi, je suis pour l’amour, nom d’un chien!…

Monsieur s’animait étrangement. Et sur sa personne robuste, fortement musclée, je reconnaissais les signes les plus évidents de l’exaltation amoureuse. Il s’embrasait… le désir flambait dans ses prunelles… Je crus devoir verser sur tout ce feu une bonne douche d’eau glacée. Je dis, d’un ton très sec, et, en même temps, très noble:

– Monsieur se trompe… Monsieur croit parler à ses autres femmes de chambre… Monsieur doit savoir pourtant que je suis une honnête fille…

Très digne, pour bien marquer à quel point j’avais été offensée de cet outrage, j’ajoutai:

– Monsieur mériterait que j’aille tout de suite me plaindre à Madame…

Et je fis mine de partir… Vivement, Monsieur m’empoigna le bras…

– Non… non!… balbutia-t-il…

Comment ai-je pu dire tout cela, sans pouffer?… Comment ai-je pu renfoncer dans ma gorge le rire qui y sonnait, à pleins grelots?… En vérité, je n’en sais rien…

Monsieur était prodigieusement ridicule… Livide, maintenant, la bouche grande ouverte, une double expression d’embêtement et de peur sur toute sa personne, il demeurait silencieux et se grattait la nuque à petits coups d’ongle.

Près de nous, un vieux poirier tordait sa pyramide de branches, mangées de lichens et de mousses… quelques poires y pendaient à portée de la main… Une pie jacassait, ironiquement, au haut d’un châtaignier voisin… Tapi derrière la bordure de buis, le chat giflait un bourdon… Le silence devenait de plus en plus pénible, pour Monsieur… Enfin, après des efforts presque douloureux, des efforts qui amenaient sur ses lèvres de grotesques grimaces, Monsieur me demanda:

– Aimez-vous les poires, Célestine?

– Oui, Monsieur…

Je ne désarmais pas… je répondais sur un ton d’indifférence hautaine.

Dans la crainte d’être surpris par sa femme, il hésita quelques secondes… Et soudain, comme un enfant maraudeur, il détacha une poire de l’arbre et me la donna… ah! si piteusement!… Ses genoux fléchissaient… sa main tremblait…

– Tenez, Célestine… cachez cela dans votre tablier… On ne vous en donne jamais à la cuisine, n’est-ce pas?…

– Non, Monsieur…

– Eh bien… je vous en donnerai encore… quelquefois… parce que… parce que… je veux que vous soyez heureuse…

La sincérité et l’ardeur de son désir, sa gaucherie, ses gestes maladroits, ses paroles effarées, et aussi sa force de mâle, tout cela m’avait attendrie… J’adoucis un peu mon visage, voilai d’une sorte de sourire la dureté de mon regard, et moitié ironique, moitié câline, je lui dis:

– Oh! Monsieur!… Si Madame vous voyait?…

Il se troubla encore, mais comme nous étions séparés de la maison par un épais rideau de châtaigniers, il se remit vite, et crâneur maintenant que je devenais moins sévère, il clama, avec des gestes dégagés:

– Eh bien quoi… Madame?… Eh bien quoi?… Je me moque bien de Madame, moi!… Il ne faudrait pas qu’elle m’embête, après tout… J’en ai assez… j’en ai par-dessus la tête, de Madame…

Je prononçai gravement:

– Monsieur a tort… Monsieur n’est pas juste… Madame est une femme très aimable.

Il sursauta:

– Très aimable?… Elle?… Ah, grand Dieu!… Mais vous ne savez donc pas ce qu’elle a fait?… Elle a gâché ma vie… Je ne suis plus un homme… je ne suis plus rien… On se fout de moi, partout dans le pays… Et c’est à cause de ma femme… Ma femme?… c’est… c’est… une vache… oui, Célestine… une vache… une vache… une vache!…

Je lui fis de la morale… je lui parlai doucement, vantant hypocritement l’énergie, l’ordre, toutes les vertus domestiques de Madame… À chacune de mes phrases, il s’exaspérait davantage…

– Non, non!… Une vache… une vache!…

Pourtant, je parvins à le calmer un peu. Pauvre Monsieur!… Je jouais de lui avec une aisance merveilleuse… D’un simple regard, je le faisais passer de la colère à l’attendrissement. Alors il bégayait:

– Oh! vous êtes si douce, vous… vous êtes si gentille!… Vous devez être si bonne!… Tandis que cette vache…

– Allons, Monsieur… allons!…

Il reprenait:

– Vous êtes si douce!… Et cependant… quoi?… vous n’êtes qu’une femme de chambre…

Un moment, il se rapprocha de moi, et très bas:

– Si vous vouliez, Célestine?…

– Si je voulais… quoi?…

– Si vous vouliez… vous savez bien… enfin… vous savez bien?…

– Monsieur voudrait peut-être que je trompe Madame avec Monsieur? Que je fasse avec Monsieur des cochonneries?…

Il se méprit à l’expression de mon visage… et les yeux hors de la tête, les veines du cou gonflées, les lèvres humides et baveuses, il répondit d’une voix sourde:

– Oui là!… Eh bien, oui, là!…

– Monsieur n’y pense pas?

– Je ne pense qu’à ça, Célestine…

Il était très rouge, congestionné:

– Ah! Monsieur va encore recommencer…

Il essaya de me saisir les mains, de m’attirer à lui…

– Eh bien, oui, là… bredouilla-t-il… je vais recommencer… Je… vais… recommencer… parce que… parce que… je suis fou de vous… de toi… Célestine… parce que je ne pense qu’à ça… que je ne dors plus… que je me sens… tout malade… Et ne craignez rien de moi… N’aie pas peur de moi… Je ne suis pas une brute, moi… je… je… ne vous ferai pas d’enfant… Diable non!… Ça… je le jure!… Je… je… nous… nous…

– Un mot de plus, Monsieur, et, cette fois, je dis tout à Madame… Et si quelqu’un vous voyait, en cet état, dans le jardin?

Il s’arrêta net… Navré, honteux, tout bête, il ne savait plus que faire de ses mains, de ses yeux, de toute sa personne… Et il regardait, sans les voir, le sol à ses pieds, le vieux poirier, le jardin… Vaincu enfin, il dénoua, au haut du tuteur, les brins de raphia, se pencha à nouveau sur les dahlias écroulés… et triste, infiniment, et suppliant, il gémit:

– Tout à l’heure, Célestine… je vous ai dit… je vous ai dit cela… comme je vous aurais dit autre chose… comme je vous aurais dit… n’importe quoi… Je suis une vieille bête… Il ne faut pas m’en vouloir… il ne faut pas surtout en parler à Madame… C’est vrai, pourtant, si quelqu’un nous avait vus, dans le jardin?…

Je me sauvai pour ne pas rire.

Oui, j’avais envie de rire… Et, cependant, une émotion chantait dans mon cœur… quelque chose – comment exprimer cela?… – de maternel… Bien sûr que Monsieur ne me plairait pas pour coucher avec… Mais, un de plus ou de moins, au fond qu’est-ce que cela ferait?… Je pourrais lui donner du bonheur au pauvre gros père qui en est si privé, et j’en aurais de la joie aussi, car, en amour, donner du bonheur aux autres, c’est peut-être meilleur que d’en recevoir, des autres… Même lorsque notre chair reste insensible à ses caresses, quelle sensation délicieuse et pure de voir un pauvre bougre dont les yeux se tournent, et qui se pâme dans nos bras?… Et puis, ce serait rigolo… à cause de Madame… Nous verrons, plus tard.

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