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– Point tant qu’ça… Les jambes faiblissent, monsieur Lanlaire… les bras mollissent… Et les reins donc… Ah, les sacrés reins!… Je n’ai quasiment plus de force… Et puis, la femme qu’est malade, qui ne quitte plus son lit… et qui coûte gros de médicaments!… On n’est guère heureux… on n’est guère heureux… Si, au moins, on vieillissait pas?… C’est ça, voyez-vous, monsieur Lanlaire… c’est ça qu’est le pire… de l’affaire…

Monsieur soupira, fit un geste vague, puis résumant philosophiquement la question:

– Hé oui!… Mais qu’est-ce que vous voulez, père Pantois?… C’est la vie… On ne peut pas être et avoir été… C’est comme ça…

– Ben sûr!… Faut se faire une raison…

– Voilà!…

– Au bout le bout, quoi!… C’est-il pas vrai, dites, monsieur Lanlaire?

– Ah! dame!

Et, après une pause, il ajouta d’une voix devenue mélancolique:

– Tout le monde a ses tristesses, allez, mon père Pantois…

– Ben oui…

Il y eut un silence. Marianne hachait des fines herbes… La nuit tombait sur le jardin… Les deux grands tournesols, qu’on apercevait dans la perspective de la porte ouverte, se décoloraient, se noyaient d’ombre… Et le père Pantois mangeait toujours… Son verre était resté vide… Monsieur le remplit… et, brusquement, abandonnant les hauteurs métaphysiques, il demanda:

– Et qu’est-ce qu’ils valent, les églantiers, cette année?

– Les églantiers, monsieur Lanlaire?… Eh bien, cette année, l’un dans l’autre, les églantiers valent vingt-deux francs le cent… C’est un peu cher, je le sais ben… Mais j’peux pas à moins… En vérité du bon Dieu!… Ainsi… tenez…

En homme généreux et qui méprise les questions d’argent, Monsieur interrompit le vieillard, qui se disposait à se lancer dans des explications justificatives.

– C’est bon, père Pantois… Entendu… Est-ce que je marchande jamais avec vous, moi?… Et même, ce n’est pas vingt-deux francs que je vous les paierai, vos églantiers… c’est vingt-cinq francs… Ah!…

– Ah! monsieur Lanlaire… vous êtes trop bon…

– Non, non… Je suis juste… je suis pour le peuple, moi, pour le travail… sacrebleu!

Et, tapant sur la table, il surenchérit…

– Et ce n’est pas vingt-cinq francs… c’est trente francs, nom d’un chien!… Trente francs, vous entendez, mon père Pantois?…

Le bonhomme leva vers Monsieur ses pauvres yeux étonnés et reconnaissants, et il bégaya:

– J’entends ben… C’est un plaisir que de travailler pour vous, monsieur Lanlaire… Vous savez ce que c’est que le travail, vous…

Monsieur arrêta ces effusions…

– Et j’irai vous payer ça… voyons… nous sommes mardi… j’irai vous payer ça… dimanche?… Ça vous va-t-il?… Et, par la même occasion, ma foi, je prendrai mon fusil… C’est entendu?…

Les lueurs de reconnaissance qui brillaient dans les yeux du père Pantois s’éteignirent… Il était gêné, troublé, ne mangeait plus…

– C’est que… fit-il timidement… enfin, si vous pouviez vous acquitter à’nuit?… Ça m’obligerait ben, monsieur Lanlaire… Vingt-deux francs, seulement… Faites excuse…

– Vous plaisantez, père Pantois!… répliqua Monsieur, avec une superbe assurance… Certainement, je vais vous payer ça, tout de suite… Ah, nom de Dieu!… Ce que j’en disais, moi… c’était pour aller faire un petit tour, par chez vous…

Il fouilla dans les poches de son pantalon, tâta celles de son veston et de son gilet, et simulant la surprise, il s’écria:

– Allons, bon!… Voilà encore que je n’ai pas de monnaie… Je n’ai que des sacrés billets de mille francs…

Dans un rire forcé et vraiment sinistre, il demanda:

– Je parie que vous n’avez pas de monnaie de mille francs, mon père Pantois?

Voyant Monsieur rire, le père Pantois crut qu’il était convenable à lui de rire aussi… et il répondit, gaillard:

– Ha!… ha!… ha!… J’en ai même jamais vu de ces sacrés billets-là!…

– Eh bien alors… à dimanche!… conclut Monsieur.

Monsieur s’était versé un verre de cidre et il trinquait avec le père Pantois, lorsque Madame, qu’on n’avait pas entendu venir, entra brusquement, en coup de vent, dans la cuisine… Ah! son œil en voyant ça… en voyant Monsieur attablé auprès du vieux pauvre, et trinquant avec lui!…

– Qu’est-ce que c’est?… fit-elle, les lèvres toutes blanches.

Monsieur balbutia, ânonna:

– C’est des églantiers… tu sais bien, mignonne… des églantiers… Le père Pantois m’apportait des églantiers… Tous les rosiers ont été gelés, cet hiver…

– Je n’ai pas commandé d’églantiers… Il n’y a pas besoin d’églantiers ici…

Cela fut dit d’un ton coupant… Puis elle fit demi-tour, s’en alla en claquant la porte et proférant des paroles injurieuses… Dans sa colère, elle ne m’avait pas aperçue…

Monsieur et le pauvre vieux arracheur d’églantiers s’étaient levés… Gênés, ils regardaient la porte par où Madame venait de disparaître… puis ils se regardaient, l’un l’autre, sans oser se dire un mot. Ce fut Monsieur, qui, le premier, rompit ce silence pénible…

– Eh bien… à dimanche, père Pantois.

– À dimanche, monsieur Lanlaire…

– Et portez-vous bien, père Pantois…

– Vous, de même, monsieur Lanlaire…

– Et trente francs… Je ne m’en dédis pas…

– Vous êtes ben honnête…

Et le vieux, tremblant sur ses jambes, le dos courbé, s’en alla et se fondit dans la nuit du jardin…

Pauvre Monsieur!… il a dû recevoir sa semonce… Et quant au père Pantois, si jamais il touche ses trente francs… eh bien, il aura de la chance…

Je ne veux pas donner raison à Madame… mais je trouve que Monsieur a tort de causer familièrement avec des gens trop au-dessous de lui… Ça n’est pas digne…

Je sais bien qu’il n’a pas la vie drôle, non plus… et qu’il s’en tire comme il peut… Ça n’est pas toujours commode… Quand il rentre tard de la chasse, crotté, mouillé, et chantant pour se donner du courage, Madame le reçoit très mal.

– Ah! c’est gentil de me laisser seule, toute une journée…

– Mais, tu sais bien, mignonne…

– Tais-toi…

Elle le boude des heures et des heures, le front dur… la bouche mauvaise… Lui, la suit partout, tremble, balbutie des excuses…

– Mais, mignonne, tu sais bien…

– Fiche-moi la paix… Tu m’embêtes…

Le lendemain, Monsieur ne sort pas, naturellement, et Madame crie:

– Qu’est-ce que tu fais à tourner ainsi dans la maison, comme une âme en peine?

– Mais, mignonne…

– Tu ferais bien mieux de sortir, d’aller à la chasse… le diable sait où!… Tu m’agaces… tu m’énerves… Va-t-en!…

De telle sorte qu’il ne sait jamais ce qu’il doit faire, s’il doit s’en aller ou rester, être ici ou ailleurs! Problème difficile… Mais, comme dans les deux cas Madame crie, Monsieur a pris le parti de s’en aller le plus souvent possible. De cette façon, il ne l’entend pas crier…

Ah! il fait vraiment pitié!

L’autre matinée, comme j’allais étendre un peu de linge sur la haie, je l’aperçus dans le jardin. Monsieur jardinait… Le vent, ayant pendant la nuit couché par terre quelques dahlias, il les rattachait à leurs tuteurs…

Très souvent, quand il ne sort pas avant le déjeuner, Monsieur jardine; du moins, il fait semblant de s’occuper à n’importe quoi, dans ses plates-bandes… C’est toujours du temps de gagné sur les ennuis de l’intérieur… Pendant ces moments-là, on ne lui fait pas de scènes… Loin de Madame, il n’est plus le même. Sa figure s’éclaire, son œil luit… Son caractère, naturellement gai, reprend le dessus… Vraiment, il n’est pas désagréable… À la maison, par exemple, il ne me parle presque plus et, tout en suivant son idée, semble ne pas faire attention à moi… Mais, dehors, il ne manque jamais de m’adresser un petit mot gentil, après s’être bien assuré, toutefois, que Madame ne peut l’épier… Lorsqu’il n’ose pas me parler, il me regarde… et son regard est plus éloquent que ses paroles… D’ailleurs, je m’amuse à l’exciter de toutes les manières… et, bien que je n’aie pris à son égard aucune résolution, à lui monter la tête sérieusement…

En passant près de lui, dans l’allée où il travaillait, penché sur ses dahlias, des brins de raphia aux dents, je lui dis, sans ralentir le pas:

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