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- Je veux dire que les gens de votre espèce doivent se contenter de peu.

Elle fit de son mieux pour le dissimuler, mais elle avait vraiment peur, maintenant. Il n'avait pas l'air très robuste, mais elle s'était déjà méprise sur les forces physiques d'autres que lui. Si les hommes voulaient vraiment parvenir à leurs fins, elle n'était pas de taille à leur résister. Mais elle n'avait pas l'intention de se laisser faire aussi facilement.

- Mais qu'est-ce que c'est que ce bled? dit-elle soudain. Une meurtrière qui dépèce ses cadavres et un violeur qui habitent l'un en face de l'autre? Vous êtes certain que l'eau du robinet n'est pas empoisonnée?

Elle jeta un coup d'œil à la porte. Il avait ôté la clé de la serrure.

- C'est fermé à clé, dit-il, suivant son regard. Mais il faut que je vous corrige sur un point. S'il y a quelque chose dont je n'ai vraiment pas envie, c'est de coucher avec vous.

Elle ne fut pas du tout persuadée qu'il disait vrai. Elle recula d'un pas mais alla cogner du dos contre la rampe de l'escalier.

- En revanche, nous avons d'autres sujets de conversation.

Elle avala sa salive.

- Je ne pense pas.

Il sourit à nouveau.

- Oh si, Sibylla!

Tout d'abord, elle fut incapable de répliquer quoi que ce soit. La seule chose qu'elle comprenait, c'était que rien n'allait comme il fallait.

- Comment savez-vous mon nom?

- Je l'ai lu dans le journal.

Il ne pouvait pas l'avoir reconnue. Pas avec sa nouvelle coiffure.

Une voiture passa sur la route. Elle la vit distinctement, par la fenêtre de la cuisine.

- Inutile de guetter Kerstin. Elle habite de l'autre côté de la ville. La maison d'en face appartient à des Allemands et, en général, ils ne viennent pas avant le mois de juin.

Elle voulait sortir. Sortir et s'enfuir.

- Que me voulez-vous? demanda-t-elle.

Il ne répondit rien.

- On pourrait s'asseoir. Le café refroidit.

Elle regarda à nouveau en direction de la porte. Le hall était dépourvu de fenêtre.

- Inutile d'y penser, Sibylla. Tu ne partiras pas avant que je t'en donne la permission.

Prisonnière.

Elle ferma les yeux pendant quelques instants et tenta de reprendre ses idées. Il s'éloigna du chambranle de la porte et, comme elle n'avait pas le choix, elle revint dans la cuisine.

- Si tu veux bien enlever tes chaussures.

Elle se retourna vers lui et le regarda.

Bon sang.

Elle alla s'asseoir à la table. Elle vit alors qu'il était en colère. Il ouvrit un placard, prit une balayette et une pelle et ôta quelque saleté invisible sur le sol. Puis il alla remettre ces instruments en place et vint s'asseoir en face d'elle.

Il ne souriait plus.

- À partir de maintenant, tu vas devoir faire ce que je te dirai.

À partir de maintenant? Qui était-ce, ce type, au juste? Pourquoi diable ne parlait-il pas clairement?

- Vous n'avez pas le droit de me retenir, dit-elle.

Il feignit la surprise.

- Non? Ça alors. Tu veux peut-être appeler la police?

Voyant qu'elle ne répondait pas, il éclata de rire et elle se dit en elle-même que le moment était peut-être venu. D'appeler la police.

Ils se regardèrent, épiant chacun de leurs mouvements. Une autre voiture passa sur la route et Sibylla le lâcha un moment des yeux au profit du véhicule.

Le silence était rompu.

- Je dois reconnaître que j'ai été surpris, quand je t'ai vue, au cimetière. Un don du ciel. Dieu prend vraiment soin des siens.

Elle le fixa des yeux sans comprendre.

- Je n'en ai pas cru mes yeux, quand j'ai vu ta montre. Sans elle, je ne t'aurais pas reconnue.

Il désigna sa montre-bracelet d'un signe de la tête et elle suivit son regard. Il sourit, rejeta la tête en arrière et ferma les yeux.

- Merci, Seigneur, de m'avoir prêté l'oreille, d'avoir sauvé mon âme et d'avoir amené ici cette femme. Merci de...

- Ma montre? coupa-t-elle.

Il se tut. Quand il rouvrit les yeux, ceux-ci étaient réduits à de minces fentes.

- Ne m'interromps jamais, quand je parle avec le Seigneur, dit-il lentement, en se penchant sur la table pour donner plus de poids à ses paroles.

Soudain, tout prit son sens.

Malheur à qui prive l'innocent de son droit.

La vérité se fit jour en elle avec la brutalité d'un rayon laser, la privant de la parole, tandis que la peur lui faisait venir un goût de sang à la bouche.

Ce qui importait, c'était ce que l'on paraissait être. Comment avait-elle pu l'oublier, ne fût-ce qu'un instant? Elle avait été victime de ses propres préjugés. Elle lut sur son visage qu'il avait compris qu'elle savait, maintenant.

- J'ai déjà vu cette montre une fois. Dans le restaurant français du Grand Hôtel. Alors que tu tenais compagnie à Jörgen Grundberg, au cours de son dernier repas.

Ils restèrent face à face comme deux arcs bandés, se surveillant des yeux. Chacun attendait le signal.

Une éternité s'écoula et elle fit de son mieux pour rapprocher l'une de l'autre toutes les parcelles de vérité qu'elle détenait et en faire un ensemble.

Elle ne s'était pas trompée.

Et pourtant si.

Rune Hedlund n'avait pas eu une maîtresse, mais quelque chose d'encore plus secret: un amant.

C'étaient ces mains noueuses reposant sur cette table de cuisine entre eux qui avaient commis ces atrocités dont on l'accusait. Avec leurs traces de peinture, reste d'un passe-temps favori, dissimulées sous des gants en plastique, elles avaient plongé dans le corps de leurs victimes pour reprendre ce qu'elles avaient perdu.

- Pourquoi? finit-elle par demander tout bas.

Sa question le détendit et marqua le début d'une nouvelle phase. Ils n'avaient plus besoin de faire semblant ni de parler à mots couverts. Il ne restait plus que la confrontation finale. Pendant laquelle ce serait elle qui poserait les questions et lui qui répondrait.

Et après cela...?

Il retira ses mains et les posa sur ses genoux en prenant presque l'air de s'apprêter à prononcer un discours.

- Es-tu déjà allée à Malte?

La question était si inattendue qu'elle ne put s'empêcher de frissonner. Peut-être prit-il cela pour un éclat de rire, car il se mit à nouveau à sourire.

- J'y suis allé, moi, poursuivit-il. Six mois, environ, après l'accident de Rune.

Il cessa de sourire et baissa les yeux vers ses mains.

- Personne ne savait la peine que je ressentais...

Il respira profondément avant de continuer.

- Rune a emporté notre amour dans la tombe. Mais toute la sympathie est allée à elle. Chacun est venu la voir, lui apporter à manger et est resté des heures à écouter ses sornettes sur l'injustice du destin. Plusieurs fois, j'ai été tenté d'y aller, moi aussi, et de lui crier à la face, sa sale face de rat, que c'était moi qu'il aimait! Pas elle. C'était de chez moi qu'il revenait quand il a eu cette collision avec un élan, sur la route. Il sortait de mon lit. C'était mes mains qui avaient été les dernières à caresser son corps.

Il tendit ses longs doigts en l'air pour qu'elle saisisse mieux.

Il était vraiment en transe. Ses mains tremblaient et sa respiration était saccadée. Un instant, elle crut qu'il allait se mettre à pleurer. Sa lèvre inférieure vibrait de colère contenue. Peut-être était-ce la première fois qu'il pouvait exprimer sa peine. Ces paroles étaient restées prisonnières de sa bouche pendant treize mois.

La première fois.

Et sans doute la dernière.

- Après, elle est retournée travailler. Elle s'est pavanée, en prenant le café avec les autres, et s'est vantée d'avoir fait en sorte que Rune ne soit pas mort pour rien et qu'il ait sauvé quatre vies, avec ce qui restait de son corps.

Il secoua la tête d'un air de dégoût.

- J'avais envie de vomir, merde alors. C'est ça, l'amour? Hein? Ouvrir le corps de celui qu'on dit qu'on aime et semer ses restes à tout vent!

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