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- Sibylla. Tu sais très bien que, le mercredi soir, je vais à mon club. Quand apprendras-tu à t'en souvenir?

- Pardon.

Sibylla alla donner un rapide baiser sur la joue de sa mère, qui sentait la poudre de riz et le parfum vieillot.

- Si tu as besoin de quelque chose, demande-le à Gun-Britt.

Gun-Britt était la bonne. Elle s'occupait du ménage, de la cuisine et du travail scolaire de Sibylla, choses pour lesquelles madame Forsenström n'avait pas le temps. Mon Dieu, pensez donc, il fallait qu'elle s'occupe de ses œuvres de charité. Que deviendraient les pauvres enfants du Biafra si Béatrice Forsenström n'existait pas?

Sibylla se souvenait comme elle enviait ces enfants qui habitaient très loin et qui avaient peur à tel point que des dames vivant à l'autre bout du monde prenaient le temps de se consacrer à eux. À l'âge de six ans, elle avait décidé de tenter de remédier à cela et, une nuit, était allée dormir dans l'affreux grenier ténébreux de la maison, dans l'espoir d'avoir peur, elle aussi. Elle avait pris son oreiller et était allée s'allonger sur un tas de vieux tapis, à l'insu de tous. Naturellement, Gun-Britt l'avait trouvée, le matin, et avait aussitôt raconté cela à sa mère. Il en était résulté un savon qui avait duré plus d'une heure et après lequel sa mère avait été prise de migraines qui avaient duré plusieurs jours, elles. Par la faute de Sibylla, bien entendu.

Pourtant, elle devait être reconnaissante à sa mère d'une chose. Après dix-huit ans passés dans ce foyer, elle avait acquis une faculté presque surnaturelle de deviner l'état d'esprit des autres. Tel un sismographe, elle avait appris, par pur instinct de conservation, à prévoir et à éviter les changements d'humeur et accès de colère de sa mère et possédait désormais un sens très affûté des indications que pouvaient fournir les autres par leurs gestes, mimiques et attitudes. Et cela lui était très utile dans la vie qu'elle menait maintenant.

L'eau du bain commençait à tiédir. Elle se leva et se secoua pour se débarrasser des gouttes d'eau aussi bien que de ses souvenirs. Un gros peignoir très doux était suspendu à une conduite d'eau chaude, près de la baignoire. Elle se drapa dedans et gagna la chambre. La télévision passait une sitcom américaine avec rires enregistrés. Elle s'assit pour la regarder quelques instants tout en ôtant soigneusement son vernis à ongles.

Règle numéro un: toujours rester propre.

C'était ce qui la différenciait désormais des SDF de sa connaissance et lui avait permis de sortir de la misère la plus noire.

L'important, c'était ce que l'on paraissait être.

Et rien d'autre.

Le respect était réservé aux gens donnant l'impression d'accepter les conventions et de ne pas trop se distinguer de la masse. Ceux qui n'arrivaient pas à s'adapter ne pouvaient s'attendre qu'à être traités de même. La faiblesse était toujours une provocation. Cela fichait la trouille aux gens de voir des êtres dépourvus de fierté, se comportant n'importe comment et ne sachant pas ce qu'était la honte. Car on ne pouvait pas devenir ainsi sans l'avoir mérité, d'une façon ou d'une autre. On avait le choix, n'est-ce pas? Et, si on y tenait, libre à vous de vivre dans la crasse. Si vous êtes gentils, on vous donnera quelques sous prélevés sur nos impôts, mais uniquement pour que vous ne mourriez pas de faim. Nous ne sommes pas des monstres, vous savez, nous versons tous les mois une certaine somme pour venir en aide aux gens comme vous. Mais ne venez pas fourrer vos mains sales sous notre nez, dans le métro, pour en demander encore. C'est très déplaisant, vous savez. On s'occupe de nos affaires, occupez-vous des vôtres. Si vous n'êtes pas contents, vous n'avez qu'à prendre un boulot. Secouez-vous. Un logement, comment ça? Est-ce que vous croyez que le nôtre, on l'a eu gratuitement? Si vraiment c'est de ça qu'il s'agit, vous n'avez qu'à construire un endroit, quelque part, où les gens comme vous pourront vivre. Dans notre quartier? Jamais de la vie. Nous devons penser à nos enfants. Nous ne voulons pas ici de toute une racaille qui vole, se drogue et jette ses seringues n'importe où. Ailleurs, pas d'objection.

Car c'est vraiment affreux qu'il y ait des gens qui n'aient nulle part où habiter.

Elle s'enduisit d'une crème de beauté bleutée et regarda ce lit qui n'attendait qu'elle. C'était un sentiment magnifique que d'être assise là, propre et bien au chaud, et de savoir qu'on allait bientôt pouvoir se coucher dans un vrai lit et dormir toute la nuit sans être dérangée.

Elle décida de rester encore un peu debout pour profiter de ce délicieux sentiment.

Maman savait que je n'étais pas comme les autres. C'est pourquoi elle avait toujours peur de me décevoir. Chaque fois que je désirais vraiment quelque chose, elle faisait de son mieux pour me préparer à ce que je ressentirais si je ne l'obtenais pas. Pour me protéger de la souffrance, elle s'efforçait de m'habituer à ne pas trop espérer.

Mais si, à chaque fois, on se prépare à échouer, l'échec finit par devenir votre véritable but.

Je ne peux plus vivre ainsi. Plus maintenant.

Rune a été ce que j'ai le plus désiré, dans ma vie. J'avais toujours espéré rencontrer quelqu'un comme lui et, soudain, il a été là. Pour moi, il était plus grand que la vie.

Je T'ai demandé bien des fois si c'était pour cette raison que je méritais le châtiment.

Le péché de la chair que nous avons commis était si grand, Seigneur, que Tu ne pouvais fermer les yeux et Te réjouir de notre amour. Tu me l'as pris, mais Tu ne l'as pas accueilli dans Ton royaume.

Je T'ai demandé, mon Dieu, ce qu'il fallait pour que Tu lui accordes le pardon.

Car, lorsqu'il existe un testament, il faut qu'il soit attesté que celui qui l'a rédigé est mort. Seule la mort lui confère sa validité. En revanche, il n'est pas valable tant que son auteur est vivant. C'est pourquoi l'alliance précédente n'a pas été scellée sans qu'il soit versé de sang, non plus. La loi stipule que presque tout doit être lavé dans le sang et, s'il n'en est pas versé, il n'est pas accordé de pardon.

Je te remercie, Seigneur, de m'avoir permis de comprendre ce que je dois faire.

Elle se réveilla en entendant quelqu'un cogner à la porte. Prise de court, elle se leva et se mit à chercher ses vêtements. Bon sang, comment avait-elle pu laisser passer l'heure? Le radioréveil indiquait neuf heures moins le quart. Toute la question était de savoir si Grundberg avait compris qu'elle l'avait mené en bateau ou s'il s'était réveillé avec une érection encore plus pénible que d'habitude.

- Un instant!

Elle se précipita dans la salle de bains et rassembla en hâte ses vêtements.

- Ouvrez, s'il vous plaît. Je voudrais vous poser quelques questions.

Merde alors. Ce n'était pas Grundberg, c'était une voix de femme. Sans doute un membre du personnel qui l'avait reconnue, malgré sa nouvelle perruque.

Merde. Merde. Merde.

- Je ne suis pas encore habillée.

Pas de réponse. Elle traversa rapidement la chambre et alla regarder par la fenêtre. Impossible de quitter l'hôtel par là.

- C'est la police. Si vous voulez bien avoir l'amabilité de vous dépêcher.

La police! Bon sang de merde!

- Je suis presque prête. Dans une ou deux minutes.

Elle alla coller l'oreille à la porte et entendit des pas qui s'éloignaient. Juste devant son nez était affiché un petit avis plastifié indiquant les issues de secours. Elle l'étudia soigneusement tout en attachant l'épingle de nourrice de sa jupe. D'après son numéro de chambre, elle n'était qu'à deux portes de l'escalier de secours. Elle entrouvrit prudemment et regarda dans le couloir. Personne. Sans hésiter, elle ouvrit en grand, sortit dans le couloir et referma la porte en faisant aussi peu de bruit que possible. L'instant d'après, elle se trouvait dans un petit escalier qu'elle dévala vers ce qu'elle espérait être une issue donnant sur la rue. C'est alors qu'elle s'aperçut qu'elle avait oublié sa mallette dans sa chambre, la 312. Elle s'arrêta brusquement, hésita une seconde, mais finit par comprendre qu'elle devait y renoncer. Ainsi qu'à la perruque restée accrochée dans la salle de bains. 740 balles de perdues. Elle avait espéré que cet investissement lui vaudrait plusieurs nuits de sommeil tranquille. Et elle n'avait même pas eu le temps de prendre le savon et les petits flacons de shampooing.

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