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Elle se tut et chercha soigneusement ses mots. Jusqu'à quel point pouvait-elle aller dans ses confidences? Elle se mit sur son séant.

- Six de ces années sont à peu près effacées. Je ne me rappelle plus ce que j'ai fait. Qui j'ai rencontré. Où je dormais. J'ai bu autant que j'ai pu afin de ne pas penser, parce que, si je l'avais fait, ça se serait mal terminé. Quand on a été à la rue pendant un certain temps, on ne peut plus s'en sortir. Il n'y a plus moyen de revenir en arrière, parce que tu as perdu la faculté de t'adapter. Et tu ne veux past'adapter. Et alors, c'est un cercle vicieux. Si tu veux un conseil, Patrik, je suis bien placée pour t'en donner un: quoi que tu fasses, ne va pas raconter partout que tu veux devenir SDF. Tu n'as pas la moindre idée de l'enfer que ça peut être. Alors: bonne nuit.

Elle se recoucha. Patrik semblait avoir le bec cloué par cette tirade. Elle se demanda s'il allait vraiment rester là toute la nuit. Peut-être l'avait-elle vexé?

Dans le silence ambiant, elle l'entendit se retourner comme s'il cherchait la bonne position, sur son tapis de sol, puis ce fut le calme absolu.

Elle ne put trouver le sommeil. Les souvenirs ne cessaient de lui revenir à l'esprit, tels des éclairs derrière ses paupières.

Avec ses questions, il avait réveillé en elle des moments de sa vie qu'elle avait soigneusement occultés afin de ne pas avoir à y penser.

Elle avait fini par monter à Stockholm en stop, dans l'espoir d'y trouver un gagne-pain. De disparaître dans la foule. Elle avait alors appris, lentement mais sûrement, qu'il n'est pas facile de se faire une place, quand on n'a pas d'argent ni de relations et surtout pas de nom. Tellement elle avait peur qu'on ne la retrouve et qu'on ne l'interne à nouveau. Comme si personne s'était jamais soucié de sa disparition! Elle n'osait plus donner son numéro national d'identification. Il n'était donc pas question de s'adresser à l'ANPE. Elle avait réussi à trouver des petits boulots temporaires, au noir, à la plonge, mais dès qu'on commençait à lui poser des questions, elle prenait la tangente. Elle s'était retrouvée dans des milieux où chacun avait un surnom mais où personne ne posait jamais de question, à part l'éternel: t'as pas quelque chose à boire?

Finalement, affamée et à bout de forces, elle avait dû se résigner à l'humiliation suprême: téléphoner chez elle pour demander de l'aide. Elle avait supplié qu'on lui pardonne et qu'on la laisse revenir.

- Nous allons t'envoyer de l'argent. Quelle est ton adresse?

Elle avait l'estomac qui se nouait quand elle y repensait. Elle avait tant de fois regretté cette démarche. C'était plus intolérable que tout le reste de ce qu'elle avait connu. Le fait que, la dernière fois qu'elle avait parlé à sa mère, elle lui avait de nouveau demandé pardon.

Mais l'argent avait commencé à arriver. Il l'avait aidée à conserver un certain rang au sein de la lie de la société et, sa prononciation provinciale aidant, elle était devenue la Reine du Småland.

Puis étaient venues les années effacées. Elle consacrait son énergie à rester ivre, pour que rien n'ait plus d'importance. Tant que le cerveau était déconnecté, tout était supportable. Il y avait au moins, au milieu de cette déchéance, quelque chose qu'on pouvait confondre avec un certain sentiment de sécurité. Tout était accepté et rien n'était mis en question. Lentement mais sûrement, elle avait trouvé normal que les honnêtes citoyens lui lancent des regards de mépris, au passage. C'était une sorte de reçu qu'on lui donnait, attestant de sa marginalité et du fait qu'elle appartenait à l'autre monde.

Six années avaient passé ainsi. Six années en dehors du temps.

Puis était venu le tournant, le jour où elle s'était réveillée sous un banc, près de l'Ecluse, au milieu de ses vomissures et avec une classe entière de bambins autour d'elle.

- Madame! Pourquoi est-ce qu'elle est couchée là?

- Pourquoi est-ce qu'elle sent aussi mauvais?

Un mur d'yeux enfantins voyant s'ouvrir devant eux, à leur grand étonnement, une perspective sur les aspects cachés de la vie, avant qu'une maîtresse d'école bien intentionnée ayant à peu près son âge ne les en éloigne.

- Ne regardez pas par là!

Et l'idée intolérable que son fils aurait parfaitement pu être l'un d'eux. Et qu'elle était devenue la preuve vivante que le choix qu'avait fait sa propre mère était le bon.

Elle se retourna et observa son camarade de chambre de fraîche date. Il avait fini par s'endormir. Elle sortit de son sac de couchage et alla poser sa veste sur lui. Il s'était endormi sur le dos, les bras sur la poitrine, afin d'avoir plus chaud.

Si jeune.

La vie devant lui.

Quelque part vivait son fils, qui avait à peu près le même âge.

Elle retourna se glisser dans son sac de couchage.

Elle ne pouvait plus rester dans ce grenier. Quelques jours de plus et elle deviendrait folle.

Au moment où cette pensée prit forme dans son esprit, elle comprit qu'il lui était arrivé quelque chose, au cours de cette soirée. Quelque chose de bien. Elle tourna la tête et regarda son hôte nocturne. Il avait apporté quelque chose, en venant. Pas seulement des côtes de porc et du Coca-Cola, mais quelque chose de plus important. Une sorte de respect de l'être humain en elle. Pour une raison qu'elle ne parvenait pas à percer, c'était lui et nul autre qui était monté dans ce grenier. Son admiration non déguisée avait, d'une façon inexplicable, réussi à éveiller en elle un instinct que, depuis quelques jours, elle avait cru évanoui à jamais.

La volonté de persévérer, malgré tout.

Le plus profond de la nuit était passé et elle se sentait prête à reprendre la lutte.

Ils ne viendraient pas à bout d'elle, cette fois non plus.

Elle se demanda s'ils la recherchaient toujours.

Le lendemain, il faudrait qu'elle se procure un journal.

Et j'ai vu un nouveau ciel et une nouvelle terre. Car l'ancien ciel et l'ancienne terre avaient fait leur temps et la mer n'existait plus. Et j'ai vu la Ville sainte, la nouvelle Jérusalem descendre du ciel, envoyée par Dieu, parée comme une épousée qui s'est faite belle pour son époux. Et j'ai entendu une voix forte dire, du haut du trône:

"Voyez, le tabernacle de Dieu se trouve maintenant parmi les hommes et Il vivra parmi eux et ils seront Son peuple. Oui, Dieu en personne vivra parmi eux et Il essuiera toutes les larmes de leurs yeux. Et la mort n'existera plus et il n'y aura plus de peine, plus de plainte ni de tourment. Car ce qui existait jadis est révolu".

Et Celui qui était assis sur le trône dit:

"Voyez, je crée à nouveau toute chose. Écrivez, car ces paroles sont véridiques. C'est fait. Je suis l'alpha et l'oméga, le début et la fin. À celui qui a soif je donnerai à boire à la source de l'eau de la vie. Celui qui remportera la victoire la recevra en héritage et je serai son Dieu et il sera mon fils. Mais les lâches et les traîtres, ceux qui ont commis l'infamie, les meurtriers, les impudiques, les magiciens, les idolâtres et les menteurs seront plongés dans le lac de feu et de soufre.

"Ce sera la seconde mort".

Seigneur, j'ai fait mon devoir.

Il ne me reste plus qu'à attendre.

Elle était éveillée depuis longtemps lorsqu'il finit par émerger lui aussi de son sommeil. Elle en avait profité pour l'observer en cachette. Le froid avait dû le réveiller, à un moment ou à un autre de la nuit, car il avait enfilé la veste qu'elle avait posée sur lui.

Elle avait pris sa décision en le regardant. Au petit matin, elle était parvenue à la conclusion que sa seule chance était de tout lui dire.

Elle avait besoin de son aide.

Elle était restée longtemps à chercher ses mots et à les tourner dans tous les sens pour tenter de trouver la formule qui serait la moins pénible pour lui.

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