Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Zut alors. Il l'avait devancée.

Elle eut un mouvement de la tête pouvant être interprété comme un oui prononcé à contrecœur ou comme un non évasif. Il n'avait qu'à choisir.

- Vous le connaissiez? se hâta-t-elle de demander afin de reprendre la direction des opérations.

Il la regarda, mais pas de façon méfiante ou déplaisante, plutôt avec un certain intérêt, comme s'il était véritablement curieux.

Il oscilla légèrement la tête.

- Tout dépend de ce qu'on entend par connaître. On travaillait ensemble, là-bas, à Abro.

- Ah bon?

- Et vous? Vous êtes de la famille?

- Non.

Elle avait répondu un peu trop vite. Il eut un petit sourire.

- Vous m'intriguez. Vous n'êtes pas d'ici, hein?

Elle secoua la tête. En baissant les yeux, elle s'avisa du bouquet de narcisses qu'elle tenait à la main. Aller chercher un vase lui donnerait le temps de respirer.

- Je vais chercher quelque chose pour mettre ces fleurs.

Sans lui laisser le temps d'ajouter quoi que ce soit, elle fit demi-tour et se dirigea vers le lieu de rassemblement, derrière la clôture.

Il réagissait vite. Sans doute parce qu'il était curieux. Elle comprit tout de suite qu'elle ne pourrait pas se débarrasser de lui avant de lui avoir dit qui elle était.

Mais qui était-elle, au juste?

Elle ne se pressa pas de revenir. Elle prit un vase en plastique assez profond, parmi ceux qui étaient à la disposition du public, et le rinça soigneusement sous le robinet. Les pensées se bousculaient dans sa tête, comme dans le tambour d'une machine à laver.

Qui pouvait-elle être, sans éveiller ses soupçons?

Pourquoi était-elle allée le trouver, d'ailleurs?

Au quatrième rinçage, elle poussa un grand soupir et revint vers la tombe. Il était à nouveau à genoux devant celle-ci.

- Vous pouvez les mettre là, dit-il en écartant quelques crocus de la main.

Elle vit qu'il avait de la peinture sur les mains. Ses doigts étaient longs et minces et ne portaient pas d'alliance ni de chevalière.

Elle fit comme il disait. Un crocus se redressa et elle dut le repousser avec la main gauche pour mettre le vase en place.

- Elle est curieuse, cette montre, dit-il en posant l'index sur sa montre-bracelet.

- Elle est surtout vieille, dit-elle avec un sourire gêné, en tirant sur sa manche. Elle ne marche même plus.

Elle l'observa du coin de l'œil. Ses yeux semblaient rivés sur la pierre tombale.

- Ingmar!

Cette fois, ils faillirent tous deux tomber à la renverse.

- Qu'est-ce que tu fais là? Et avec cette femme!

La veuve de Rune Hedlund semblait scandalisée et sa voix était lourde de reproches mais aussi d'étonnement.

- Mais voyons, Kerstin, dit l'homme qui répondait au nom d'Ingmar, en faisant un pas dans sa direction. Je ne suis pas avec elle. Je croyais que c'était une amie de la famille.

Il se retourna et regarda Sibylla. Il n'avait pas tardé à se dédouaner et elle restait seule à être couverte d'opprobre et à avoir un pied dans les crocus. Elle eut du mal à distinguer si c'était de la haine ou de la peine qu'elle voyait dans les yeux de Kerstin Hedlund, mais ce regard était si condescendant qu'elle aurait pu demander pardon de n'importe quoi. L'homme qui s'appelait Ingmar cessa de regarder Kerstin au profit de Sibylla. La curiosité finit par l'emporter.

- Mais qui est-elle?

Il s'efforça de poser cette question sur un ton neutre. Kerstin Hedlund ne la lâchait pas du regard.

- Personne, dit-elle. Mais je te serais très reconnaissante si tu pouvais faire en sorte qu'elle disparaisse d'ici.

Il regarda Sibylla, qui hocha rapidement la tête. N'importe quoi pour échapper à ce supplice.

- Venez.

Il eut un geste d'impatience de la main. Sibylla s'exécuta mais, pour plus de sûreté, fit un détour de quelques pas pour éviter cette femme de si méchante humeur.

Ni l'un ni l'autre ne dit rien avant de se retrouver sur le parking. Son sac à dos était resté dans le buisson, mais elle ne pouvait pas retourner le chercher. Elle aviserait plus tard.

Il se retourna pour la regarder.

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire?

Sibylla n'hésita que quelques secondes. Mais que pouvait-elle faire d'autre que dire la vérité?

- Elle croit que j'ai été la maîtresse de Rune.

Il éclata de rire. Elle se demanda un instant si elle devait jouer les offensées.

- La maîtresse de Rune? Qu'est-ce qui lui fait croire ça?

Il avait toujours le sourire aux lèvres et elle ne comprit pas sa réaction.

- Apparemment, il en avait une. Elle vient déposer des fleurs sur sa tombe chaque semaine.

- Vous connaissez Kerstin? demanda-t-il.

- Non.

Il jeta un coup d'œil en direction du cimetière, comme pour s'assurer qu'elle ne les avait pas suivis.

- Je comprends que vous preniez ça mal, mais essayez de lui pardonner.

- Lui pardonner? C'est moi qui ne comprends pas ce que vous voulez dire.

Il poussa un soupir comme pour signifier qu'il avait scrupule à dire du mal de quelqu'un en son absence.

- C'est Kerstin elle-même qui dépose ces fleurs. Mais elle ne l'a pas plus tôt fait qu'elle l'oublie. Ce n'est pas la première fois qu'elle s'en prend à des gens, dans ce cimetière. Elle n'est plus elle-même depuis la mort de Rune.

Sibylla le fixa des yeux. Peut-être se rendit-il compte de sa perplexité car, sans qu'elle ait besoin de lui poser la question, il poursuivit ses explications.

- C'est pour cela que je suis venu, aujourd'hui. Pour mettre de l'ordre dans mes pensées. Je ne sais pas quoi faire pour lui venir en aide. Mais il me semble que je dois bien cela à Rune.

Sibylla ne comprenait plus rien. S'il n'y avait pas de maîtresse, alors...

Elle alla jusqu'au bout de son idée.

- Elle n'est plus elle-même, dites-vous. Mais de quelle façon?

Il baissa les yeux vers le sol, toujours gêné.

- Cela fait plusieurs mois qu'elle est en congé maladie. Elle était infirmière, ici, mais... Enfin, ils ont trouvé qu'elle était devenue bizarre. Mais cela n'a fait qu'empirer depuis qu'elle a cessé de travailler.

Sibylla se souvint alors de la tenue blanche que Kerstin Hedlund portait sous son manteau lors de leur première confrontation.

- Mais elle porte toujours sa tenue d'infirmière.

Il hocha tristement la tête.

- Oui. Je sais.

Sa première idée avait donc été la bonne. C'était elle. La femme aux yeux pleins de haine. Grâce à son travail, elle avait obtenu le nom des victimes et était tout simplement allée reprendre ce qu'elle considérait lui appartenir.

Sans se soucier qu'elle réduisait en miettes l'existence de Sibylla Forsenström, par la même occasion. Peut-être même cela avait-il été une incitation supplémentaire, une occasion à saisir.

Elle ferma les yeux.

Elle sentit le désir de faire du mal à cette femme monter en elle. À cause de cette inquiétude, cette angoisse qu'elle lui avait causée. Mais surtout de la perte financière. De son avenir ruiné.

Elle fit demi-tour et se dirigea vers l'entrée du cimetière.

- Où allez-vous? lui cria-t-il.

Sibylla ne répondit pas, mais, une fois franchie la barrière, elle vit que l'endroit était désert. Kerstin Hedlund était sortie par une autre issue.

Elle resta un instant immobile avant de revenir sur ses pas.

- Où est-ce qu'elle habite?

Il eut l'air presque inquiet de cette question.

- Comment ça?

- J'aimerais lui dire deux mots.

Il hésita avant de répondre:

- Vous êtes sûre que c'est une bonne idée?

Elle pouffa.

Une bonne idée? Comme si c'était elle, Sibylla Forsenström, qui avait fixé les règles du jeu.

Peut-être vit-il à quel point elle était décidée. En tout cas, il ne fit rien pour la faire changer d'avis. Au lieu de cela, il poussa un soupir, comme s'il eût aimé ne pas se trouver mêlé à cette histoire.

44
{"b":"156032","o":1}