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Sibylla ne répondit pas et la femme poursuivit:

- Les fleurs, le jour de l'enterrement, ont suffi à me mettre la puce à l'oreille, dit-elle en pouffant de mépris. Qui est-ce qui peut envoyer un bouquet de roses anonyme, un jour pareil? Pour quoi faire, hein? Ce n'est pas Rune qui a pu en être heureux.

Le mépris luisant dans ses yeux était tel que Sibylla dut baisser les siens.

- S'il vous avait vraiment préférée à moi, il l'aurait fait de son vivant, non? Mais il est resté avec moi. N'est-ce pas? C'est pour cette raison qu'il a fallu m'humilier avec toutes ces fleurs?

Sibylla la regarda à nouveau. La femme de Rune Hedlund secoua la tête, comme si elle voulait exprimer par là son aversion.

- Tous les vendredis, chaque semaine, une nouvelle rose sur sa tombe. Pour me punir? Parce que je l'ai gardé?

Sa voix se brisa, mais Sibylla vit qu'elle n'avait pas encore dit tout ce qu'elle avait sur le cœur - et qui attendait depuis longtemps de sortir.

Sibylla ne savait plus quoi penser. Elle s'était trompée. Cette femme, on lui avait demandé son avis. Elle faisait partie de ces proches qui devaient donner leur consentement. Mais il y avait quelqu'un d'autre, quelque part, qui était amer d'avoir été trahi et qui voulait reprendre ce qu'on lui avait pris.

Il fallait qu'elle en ait le cœur net.

- La police vous a appelée? demanda-t-elle.

- La police? Non. Pourquoi l'aurait-elle fait?

La veuve de Rune Hedlund fit un pas en avant. Elle s'accroupit et enfonça la pointe du vase dans le sol, parmi les crocus, qui s'écartèrent comme s'ils avaient peur.

Sibylla observa son dos. Il montait et descendait au gré d'une respiration que la révolte rendait violente. Sibylla crut comprendre qu'elle attendait ce moment depuis longtemps. Qu'elle avait soigneusement répété ce qu'elle dirait le jour où elle se trouverait face à face avec l'inconnue qui était la maîtresse de son mari.

Mais elle s'était donné beaucoup de mal pour rien.

Elle ne savait pas que la femme à laquelle elle parlait avait fait bien pire encore que de venir mettre des fleurs sur la tombe de son amant et Sibylla ne tenait pas à être celle qui lui apprendrait la nouvelle.

La femme de Rune Hedlund se releva et, quand elle regarda Sibylla, elle avait des larmes dans les yeux.

- Vous êtes malade, vous savez.

Elle ne répondit pas. Le mépris que dardaient les yeux de l'autre femme était presque physique. Cela réveilla de vieux souvenirs en Sibylla et elle baissa les yeux pour leur échapper.

- Vous ne pouvez même pas le laisser tranquille dans sa tombe.

Sibylla leva à nouveau les yeux. La femme s'était retournée et s'éloignait.

Elle resta sur place et la suivit des yeux.

Et elle comprit soudain que la veuve de Rune Hedlund ne savait pas elle-même à quel point elle avait raison.

Elle s'attarda dans le cimetière. Elle avait choisi un banc à une certaine distance de la tombe de Rune Hedlund, mais elle pouvait la voir de l'endroit où elle se trouvait. Les tulipes jaunes faisaient l'effet d'un point d'exclamation, de loin.

Ils n'étaient pas nombreux à venir se recueillir sur la tombe des leurs, ce jour-là, et les rares visiteurs étaient soit trop vieux, soit en couple.

Mais elle n'était pas pressée.

Elle pouvait rester assise là jusqu'à ce que la femme qu'elle attendait fasse son apparition.

Elle viendrait forcément, tôt ou tard.

Lorsque la nuit commença à tomber, elle sortit son tapis de sol et son sac de couchage. La division des incinérés était entourée d'un mur de pierre sèche et, contre celui-ci, se trouvait un buisson dans lequel elle avait dissimulé son sac à dos. Bien que les branches ne fussent pas encore couvertes de feuilles, elles lui offriraient un abri suffisant pendant la nuit.

Elle ne pensait pas vraiment que quelqu'un pourrait venir à une heure aussi tardive, mais la personne qu'elle attendait avait plus d'un tour dans son sac.

Elle était bien décidée à ne pas la manquer.

Le lendemain, elle choisit un autre banc. Celui-ci était moins bien placé, mais le bouquet de tulipes l'aidait à localiser la tombe. Elle ne quitta son poste d'observation qu'une dizaine de minutes, le temps d'aller à la station-service pour acheter un peu de pain et utiliser les toilettes. Puis elle reprit sa garde, mais personne n'approcha de la tombe de Rune Hedlund.

La deuxième nuit, elle dormit. Elle aurait été incapable de dire combien de temps, mais, quand elle se précipita vers la tombe de Rune Hedlund, celle-ci était toujours dans le même état.

Personne n'était venu déposer une rose rouge.

Le mercredi, elle sentit pour la première fois son pouls s'accélérer. Une femme dans la quarantaine approcha, seule et d'un pas résolu, venant du parking. Parvenue au coin, là-bas près de la fontaine, elle obliqua pour emprunter l'allée menant à l'enclos des incinérés.

Sibylla se leva et franchit une petite pelouse pour mieux voir où elle s'arrêtait. Mais elle fut déçue de constater qu'elle passait devant le bouquet de tulipes jaunes et allait se baisser devant une autre tombe, un peu plus loin.

Elle poussa un soupir et regagna son banc.

Au début de l'après-midi, elle commença à avoir vraiment faim. Elle avait tellement pris l'habitude de prélever de l'argent sur sa réserve, maintenant, que cela ne lui faisait plus grand-chose et, après avoir jeté un dernier coup d'œil sur le cimetière désert, elle quitta une fois de plus son poste d'observation et se dirigea vers la station-service.

Ils avaient des saucisses grillées avec du pain et elle en acheta deux. Tandis que la vendeuse mettait de la moutarde et du ketchup dessus, elle se rendit aux toilettes, plutôt par précaution que par nécessité.

Quand elle revint dans le cimetière, un homme était accroupi devant la tombe de Rune Hedlund. Elle le vit de derrière et put constater qu'il avait un début de calvitie et portait une veste de daim de couleur brune.

Elle hésita un instant mais comprit vite qu'il ne fallait pas qu'elle laisse passer cette occasion. Qui que ce fût, il était évident qu'il connaissait Rune Hedlund; or, c'était pour en savoir autant que possible sur le compte de ce dernier qu'elle était venue monter cette garde. Elle se hâta d'avaler le dernier morceau de saucisse et de vider sa bouche, tout en approchant de ce dos courbé. Sur une tombe, à sa droite, se trouvait un vase contenant des narcisses. Elle se pencha et s'empara du bouquet au passage.

Nécessité fait loi. Elle espérait que Sigfrid Stalberg lui pardonnerait cet emprunt.

Elle alla se placer juste derrière l'homme accroupi. Les rôles étaient inversés, cette fois, par rapport à ce qui s'était passé quelques jours plus tôt.

Il ne l'avait pas entendue et continuait à s'activer, près de la pierre, mais elle ne voyait pas ce qu'il faisait.

Soudain, elle fut prise de scrupules. Si elle voulait gagner la confiance de cet homme, le meilleur moyen n'était pas vraiment de l'espionner et de le prendre par surprise.

Elle se racla donc la gorge.

Il réagit à peu près comme elle l'avait fait quelques jours plus tôt. Il perdit l'équilibre et dut poser une main par terre, avant de se remettre debout.

- Excusez-moi de vous avoir fait peur, dit-elle très vite.

Il était plus jeune qu'elle ne l'aurait cru. Quarante-cinq ans, peut-être. Son début de calvitie l'avait abusée.

Il se remit rapidement de son émotion et lui répondit avec un sourire:

- C'est dangereux de prendre les gens par surprise comme ça. Ils peuvent avoir une crise cardiaque.

- Ce n'était pas mon intention. C'est la faute des semelles de mes chaussures.

Il baissa les yeux vers ses grosses chaussures moulantes puis son regard remonta vers son visage.

Il se racla légèrement la gorge, passa la main sous son nez et baissa les yeux vers la pierre.

- Vous venez aussi sur la tombe de Rune?

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