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L'appartement était un simple studio. Le coin cuisine était rempli de vaisselle sale au point qu'on pouvait se demander s'il lui arrivait jamais de la faire. Dans un coin, une série d'haltères étaient posés sur un support, juste à côté d'une guitare électrique de couleur jaune et d'un ampli. Le mur de la fenêtre était entièrement masqué par des ordinateurs et du matériel électronique qu'elle ne connaissait pas mais dont elle supposait qu'il était nécessaire à tous les hackersdignes de ce nom. Sur deux des écrans défilaient des lettres et des chiffres et elle fit un pas en avant pour mieux voir de quoi il s'agissait.

Il vint se placer devant elle.

- C'est fini tout de suite. Si on procédait au paiement, en attendant?

Elle avait préparé la somme, dans sa poche.

- Oui, bien sûr.

Elle lui donna les billets et il les prit sans même les compter.

- Assieds-toi une seconde.

Il lui montra un tabouret, à l'entrée du hall, et elle alla s'asseoir, gardant son sac à dos sur elle mais l'appuyant contre le mur.

De là où elle se trouvait, elle ne pouvait plus le voir, mais, en se penchant légèrement, elle constata qu'il était assis devant l'un des ordinateurs. Elle entendait le petit bruit que faisaient ses doigts en courant sur le clavier à une vitesse ahurissante et elle se demanda comment d'aussi grosses mains que les siennes étaient capables d'effectuer un pareil travail de précision.

- Tu as de la chance, lui dit-il sans détourner le regard de l'ordinateur. Y a quelqu'un qui vient de se connecter et je n'ai eu qu'à me glisser derrière lui.

Il cessa d'écrire et elle se redressa sur son siège. Elle ne voulait pas être surprise en train de l'espionner.

Elle se demanda s'il reconnaissait les noms pour les avoir lus dans le journal. Celui de Jörgen Grundberg, au moins, avait été cité abondamment. Presque aussi souvent que le sien.

Quand elle entendit qu'il se levait, elle fit de même et il vint vers elle, une feuille de papier de format A4 à la main.

- Voilà.

Elle prit la feuille sans le lâcher du regard.

- Tu es certain que c'est la bonne personne? Il sourit devant la bêtise d'une telle question.

- Oui, eut-il l'indulgence de dire. En tout cas, je suis sûr que ce sont ses organes qui ont été transplantés sur ceux dont on m'a donné les noms au téléphone.

Elle inclina la tête de côté.

- Ils ont tous mal fini, d'ailleurs, hein? Assassinés par cette Sibylla.

Elle ne répondit pas et son sourire s'élargit.

- On se tient par la barbichette, n'est-ce pas?

Elle glissa le papier dans sa poche. Il ne pouvait rien contre elle, dans sa situation, et elle n'eut donc pas peur. S'il lui prenait l'idée de la dénoncer, elle ferait de même et ils le savaient tous les deux.

Elle le regarda. Beaucoup de muscles, mais pas mal de cervelle, aussi.

Elle fit quelques pas en direction de la porte, mais elle se ravisa au dernier moment.

- Il ne t'est jamais venu à l'idée de prendre un vrai boulot? Ce ne sont pas les capacités qui te font défaut, on dirait.

Il s'était appuyé au chambranle de la porte et avait croisé ses bras musclés sur sa poitrine.

- Non, dit-il avec un sourire en coin. Et toi?

Sur ces mots, elle sortit.

Thomas Sandberg.

C'était tout ce qui était marqué sur la feuille qu'elle tendit à Patrik, une fois dans la rue. Il lut ce nom à plusieurs reprises, comme s'il y avait toute une histoire, sur ce papier, et pas seulement quatorze lettres.

- Il t'a pas donné d'adresse?

- Non.

Il avait l'air déçu. Elle vit sur son visage qu'il estimait qu'elle n'en avait pas eu pour son argent.

- T'as une idée du nombre de Thomas Sandberg qu'il peut y avoir, en Suède?

Elle haussa les épaules.

- Aucune. Mais on sait au moins qu'il y en a un de moins, maintenant. Allez, viens.

Elle fit quelques pas. Elle était certaine que ce qu'elle voulait faire était justifié mais elle s'inquiétait de la distance que cela ne manquerait pas de creuser entre eux. Peut-être serait-ce plus facile si elle évitait de le regarder dans les yeux.

- Qu'est-ce qu'on fait, maintenant? demanda-t-il quand il l'eut rattrapée.

Au même moment, sa montre-bracelet fit entendre une petite sonnerie.

- Ah merde, c'est vrai: le repas du dimanche.

Il leva le bras pour arrêter la sonnerie.

- C'est ma vieille qui m'oblige à mettre l'alarme. Elle va être dingue, si je rentre pas.

- Eh bien, alors, fais-le.

- Tu veux bien m'attendre dans le grenier?

Elle ne répondit pas.

- Tu veux bien? répéta-t-il.

- Je suppose que c'est ce que j'ai de mieux à faire.

Ce n'était même pas un mensonge. Le mieux pour elle aurait sans doute été de rester cachée dans le grenier de Patrik pendant un certain temps et de se contenter des restes des repas de la famille qu'il lui apporterait.

Mais il était trop tard, maintenant.

Quelque part existait un être humain qui avait eu la chance invraisemblable que leurs chemins se croisent, cette nuit-là, au Grand Hôtel. Quelqu'un qui lui avait volé son nom et qui avait utilisé sa marginalité pour exercer une vengeance personnelle.

Elle n'avait pas l'intention de laisser passer cela.

Cet inconnu avait presque réussi à l'abattre. Mais seulement presque.

Lorsque la lourde porte de fer du grenier se fut refermée derrière elle et qu'elle entendit les pas de Patrik s'éloigner dans l'escalier, elle sortit l'autre feuille de papier de sa poche et la lut.

Rune Hedlund, 8-6-46 2498, Vimmerby.

Le cimetière était vaste et il lui fallut une bonne heure pour trouver la tombe. Elle finit par la découvrir dans la partie réservée aux incinérés. C'était une grosse pierre brute portant simplement, en lettres d'or, l'inscription:

RUNE HEDLUND

8 juin 1946

15 mars 1998

En dessous, il y avait de la place pour un autre nom. Une bougie brûlait dans un gobelet en plastique et, autour de la pierre, poussaient des crocus mauves et jaunes.

Le printemps était plus avancé, par ici.

Elle s'accroupit. Des feuilles mortes étaient restées coincées entre les fleurs. Elle les enleva et les jeta.

- Qu'est-ce que vous faites?

La voix la fit tellement sursauter qu'elle perdit l'équilibre et se retrouva assise par terre. Elle se remit très vite debout et se retourna. Une femme était arrivée derrière elle sans qu'elle l'entende. Sibylla sentit son cœur se mettre à battre plus fort.

- J'enlevais seulement les feuilles mortes.

Elles se jaugèrent du regard, comme deux ennemies face à face. Les yeux de l'autre femme brillaient de méfiance et d'antipathie, et Sibylla, de son côté, avait soudain la certitude qu'elle avait trouvé celle qu'elle cherchait.

Elles restèrent là sans que ni l'une ni l'autre ne dise quoi que ce soit.

L'autre femme était habillée de blanc, sous son manteau, et tenait à la main un vase vert, en forme de cornet, contenant des tulipes.

- Laissez mon mari tranquille, maintenant qu'il est dans sa tombe, finit-elle par dire.

C'était donc bien elle, la veuve de Rune Hedlund.

- J'enlevais seulement les feuilles mortes.

La femme respira plusieurs fois par le nez, comme si elle s'efforçait de se concentrer.

- Comment connaissiez-vous mon mari?

- Je ne le connaissais pas.

Soudain, la femme se mit à sourire, mais ce fut sans aucune douceur. Sibylla sentit la peur s'insinuer en elle. Cette femme l'aurait-elle reconnue? La police avait-elle averti la veuve de Rune Hedlund qu'on avait consulté le fichier des dons d'organes et lui avait-elle suggéré d'ouvrir l'œil? Afin de pouvoir enfin établir un lien entre Sibylla Forsenström et Rune Hedlund et, de ce fait, trouver un mobile.

Sibylla scruta l'horizon. Peut-être les flics étaient-ils déjà là?

- Vous ne croyez pas que j'ai tout compris depuis longtemps?

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